La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 28 février 2017

Je me donne à lui avec joie et docilité.

Johanna Sinisalo, Avec joie et docilité, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, parution originale 2013.

La Finlande où se déroule l’action de ce roman est régie par un État totalitaire qui veille au bien-être maximal de sa population (pour une société plus efficace). Plus d’alcool, ni de tabac, ni de café, contrôle des frontières, etc. La reproduction a aussi été prise en main. C’est ainsi qu’il existe deux races de femmes : les éloï, sélectionnées génétiquement pour être dociles, à l’esprit limité et avec de gros seins, destinées au mariage et à la procréation, et les autres, les morlocks, un peu ratées, mais pratiques pour réaliser un certain nombre de tâches. Les hommes sont désormais les virilos. Par ailleurs, une des drogues les plus recherchées est en fait le piment.

Il sourit, et une odeur que je connais mais dont je n’arrive toujours pas à cerner la signification me parvient, proche de celle de tomates grillées – miellée, charbonneuse, à la fois acide et sucrée.

L’héroïne s’appelle Manna : une race de morlock, mais une apparence d’éloï, contrainte à l’autocontrôle permanent pour pouvoir passer pour la parfaite poupée - tromper sur son statut est en effet du sabotage social. Pour se faire passer pour une bonne éloï, il convient donc de laisser de petites fautes d’orthographe et de ne pas être trop cultivée, c’est plus vraisemblable. Et d’aimer le rose et les faux cils. Manna est douée de synesthésie et perçoit les émotions par couleurs ou odeurs, ce qui donne au roman des images très fortes et suggestives.

Tantôt on nous décrit sa vie en 2016, accro au piment, en relation d’affaires avec Jare, un virilo, tantôt elle s’adresse par lettres à sa sœur morte. S’intercalent aussi d’autres témoignages et des extraits d’ouvrages historicoscientifiques sur les pouvoirs hallucinatoires du piment, sur la façon de sélectionner génétiquement les femmes, sur la façon d’éduquer les éloïs… La narration suit plusieurs fils : Manna saura-t-elle ce qui est arrivée à sa sœur ? Les projets de Jare vont-ils aboutir ? Il est question de vivre dans un état totalitaire, de fuir, d’aimer, de trafiquer du piment…

Vénus par Tintoret. Musée des Beaux arts de Strasbourg.

Je regarde de temps en temps Terhi, sa démarche énergique, ses gestes précis, à mille lieues de l’affectation et des minauderies des éloïs. Les élois affichent dès l’enfance un sourire charmeur qui ne s’efface pratiquement jamais. Il reste plaqué sur leur visage même en l’absence de tout virilo. Je n’avais jamais trouvé ça bizarre, jusqu’ici, mais maintenant si. Comme si j’avais des muscles du visage qui ne m’obéissaient pas.

Sinisalo donne à nouveau un roman très perturbant, car frôlant la vie que nous connaissons. Les ouvrages qu’elle cite sont à peine déformés, l’eugénisme a existé en Europe, la société finlandaise est toujours décrite comme très homogène et très uniforme… La sélection génétique, que ce soit celle des piments, des chiens ou des femmes, apparaît vraiment comme effrayante. Quant aux femmes, évidemment, la réflexion qui s’ouvre est immense. Le gouffre qui sépare les hommes des femmes est constitué par tellement d’éléments qu’il semble impossible d’en établir la liste : les vêtements peu pratiques, le maquillage, la façon de parler, de marcher dans la rue, les lectures, les réactions affectives, la mémoire… Et tout cela n’est pas forcément de la (science)fiction.

J’ai beaucoup apprécié ce roman. Je me suis attachée à Manna et j’avais vraiment envie qu’elle s’en sorte. Les détails sur sa vie quotidienne, contrainte à une dissimulation perpétuelle, sont intéressants. Il plane sur le roman un sourd climat de menace et de suspense, alors qu’une partie de l’action se situe en pleine forêt.

Nous sarclions, ramassions et cueillions, écossions, extrayions le jus des fruits. Je te prodiguais des conseils, je te donnais de petites astuces, mais je faisais aussi attention, en présence de Harri, à ce que mon discours n’ait pas l’air trop savant ou théorique. Je veillais à adoucir mes s et à terminer mes phrases par une note aiguë. Je jouais les chimpanzés qui, à force d’entendre répéter certaines choses, finissent par les retenir.

Des femmes écrivains. Les autres romans de Sinisalo sur le blog :

Merci Marie-Neige pour cette lecture !



6 commentaires:

Marie Neige a dit…

Par sa structure narrative il se rapproche beaucoup de son premier "jamais avant le coucher du soleil". *fan* Merci au salon du livre de 2011 de l'avoir invitée et au chanteur d'Insomnium de me l'avoir conseillée !

nathalie a dit…

Ah oui, c'est vrai que je n'ai pas retracé la chronologie de l'écriture des romans. En effet, ce chanteur a très bon goût !

Lili Galipette a dit…

Je note !!!

nathalie a dit…

Ah Ah ! À force de parler de cette auteure...

keisha a dit…

Oh mais j'avais raté ce billet, j'aurais dû être vigilante, tu suis de près cette auteur.

nathalie a dit…

Je suis allée deux fois en Finlande et j'ai une amie qui lit tous ses romans avant de me les filer.