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samedi 7 juin 2025

Le tapirage ou l'art de teindre les plumes

 

Aujourd’hui, en guise d'intermède entre deux billets touristiques, je vous parle d'un sujet que j'ai découvert récemment, un phénomène que je ne connaissais pas du tout et qui m'a paru très intéressant.

Nous nous rendons dans la forêt amazonienne...

Dans la forêt amazonienne la couleur verte est prédominante. Les oiseaux rompent ce camaïeu monochrome par leurs couleurs vives. Leurs plumes peuvent donc servir de palette aux peuples qui habitent là pour élaborer des éléments de parure et des objets. Les plumes jaunes, bleues, rouges ou noires sont les plus valorisées, notamment du fait de leur rareté. Le choix de l'oiseau d'où tirer les plumes dépend de l'univers symbolique de chaque population, notamment en termes de couleurs.


Il se trouve que certains peuples ont mis au point des techniques pour modifier la couleur des plumes des oiseaux et obtenir ainsi l'effet recherché.

Première possibilité : teindre la plume une fois celle-ci récoltée.

Deuxième possibilité : modifier l'alimentation de l'oiseau (ainsi que le font naturellement les flamants roses). Par exemple, sur les rives du haut Orénoque, les plumes de certains oiseaux deviennent jaunes si ces derniers sont nourris d'une graisse de poisson-chat.

Troisième possibilité : le tapirage. Le tapirage consiste à faire en sorte que les plumes de l'oiseau poussent de la couleur désirée, en éliminant les plumes (vertes) de l'oiseau vivant et en enduisant sa peau d'une substance tirée de la peau de grenouille. Quand les plumes repoussent, elles prennent alors une couleur jaune (et rouge aux extrémités). La technique suppose de sélectionner la bonne espèce d'oiseau (famille des perroquets ou des perruches) et la bonne espèce de grenouille, en l'occurrence des grenouilles minuscules et de couleur très vive, à la peau extrêmement toxique (le venin est d'ailleurs utilisé pour enduire les pointes de flèche). Ce venin issu de la peau doit être mélangé à certaines plantes, ainsi qu'avec d'autres substances animales (graisse de poisson-chat ou de caïman ou sang de tortue).

Vous aurez compris que la technique n'est pas très bonne pour la santé de l'oiseau ni pour celle de la grenouille.

La première mention du tapirage date du XVIe siècle à propos des tupinamba de Bahia, puisqu'il est noté qu'ils savent modifier la couleur des plumes des perroquets en utilisant le sang d'une grenouille. La technique est ensuite décrite minutieusement au XVIIIe siècle.

Le tapirage est également attesté chez les mundurukú ou wuy jugu (groupe linguistique Tupí) au Brésil, qui fabriquent des coiffes d'une élaboration complexe : la partie supérieure en fibres végétales couverte de petites plumes et une partie arrière composée de deux rangées de longues plumes reliées par de la fibre végétale. Les plumes tapirage sont disposées autour de la nuque, elles sont légèrement plus larges et en partie couvertes par d'autres plumes, sans être visibles immédiatement. Le akeri est destiné à un usage cérémoniel pour les chefs.

Coiffe mundurukú (Brésil, XIXe siècle)

De nos jours, la population enawenê-nawê au Brésil continue à pratiquer la technique du tapirage pour confectionner des objets utilisés lors de rituels qui visent à maintenir l'harmonie entre les différents esprits. Seules certains hommes possèdent les connaissances nécessaires et sont autorisées à le faire. Le savoir passe de père en fils. L'ensemble de la démarche est ritualisé puisque pendant la période de croissance des plumes l'homme ne peut pas manger certains aliments. 

Le changement de couleur des plumes symbolise une transformation pour celui qui pratique la technique et qui porte les plumes, la possibilité peut-être d'atteindre un état plus complet, qui rassemble tout à la fois les caractéristiques de l'oiseau, de la grenouille, de l'humain et des plantes.

Coiffe iny-karajá (Brésil XXe siècle)

Pour ma part, je note un point. Dans l'imaginaire occidental, le type de « l'indien nu avec ses plumes » est une sorte d'emblème du naturel (puisque le terme est également employé), d'une vie simple et sans artifice, loin de la sophistication qui serait notre apanage. Or le colon est le type même de celui qui ne comprend pas ce qu'il a sous les yeux.

La coiffure de plumes est en réalité le fruit d'une très grande technicité et d'un savoir-faire complexe et ancien (on se demande bien comment a pu germer cette idée). Il s'agit également d'un acte cruel envers les oiseaux (et les grenouilles) et d'une exploitation fine et raisonnée de son environnement, dans le but de produire des objets de prestige, qui n'ont absolument rien de naturel.

Dessin d'un homme mundurukú, 1828

Et où ai-je vu cette exposition sur un pareil sujet ? Au Museo de América, au musée de l'Amérique à Madrid !

C'est un beau musée, quoiqu'un peu étrange. Il conserve une grande partie des objets ramenés des expéditions outre-Atlantique à partir de 1492, ainsi que des objects collectés lors d'expéditions diverses aux XIXe et XXe siècles. Autant dire que la majorité du fonds est le fruit de pillages et de spoliations. Il ne s'agit pas d'un musée d'histoire (et donc il n'est pas vraiment fait état du choc microbiologique, des massacres, du vol des terres, etc.), mais d'un musée d'ethnologie qui décrit les diverses sociétés américaines. Les objets exposés sont assez incroyables, mais c'est quand même un lieu étrange. Ces objets n'ont rien à faire là. La muséographie de l'exposition permanente aurait besoin d'une petite actualisation. Celle des expositions temporaires est nettement plus actuelle.

Le Museo de América se trouve donc en plein Madrid, à côté de la Moncloa. L'entrée est de seulement 3 euros.

Coiffe kayapó-Xikrin, Brésil XXe siècle

J'étais à Madrid en février. Je vous en ai ramené le billet sur Gabriele Münter. Je garde en stock d'autres sujets, plus archéologiques, mais les semaines suivantes seront consacrées à du tourisme dans le Centre de la France.


10 commentaires:

  1. Merci pour ce très intéressant article. Pendant toute ma lecture j'ai pensé : pauvres oiseaux...

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    1. Oui, c'est pas une pratique très sympa pour les animaux.

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  2. Merci d'avoir partager ce sujet avec nous. C'est une totale découverte pour moi

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    1. Et moi donc. Je suis tombée des nues en découvrant ça.

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  3. je ne connaissais pas non plus, merci !

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  4. Hum, beaucoup à (re) dire sur cette méthode de décoration humaine, et la façon de réunir ces collections, en effet. Mais bon, on en apprend toujours ici! (p'têtre pas au cœur de la France? Il y aura du Foulques Nerra? ^_^)

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    1. Peu de Foulque, je pense, peu de perruches aussi.

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  5. Quelle pratique sophistiquée quand on imagine les indiens primitifs! Cela a l'air bien cruel pour l'oiseau et la grenouille

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    1. Oui c'est vraiment sophistiqué et élaboré.

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