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mardi 1 juillet 2025

C'était notre vie, c'était notre époque, nous n'en aurions pas d'autre, nous devions vivre notre vie sans issue de secours.

 

Nino Haratischwili, La Lumière vacillante, parution originale 2022, traduit de l'allemand par Barbara Fontaine, édité en France par Gallimard en 2024.

Le roman s'ouvre à Tbilissi en 1987. Quatre adolescentes hurlent de joie dans la nuit et dans le jardin botanique où elles sont entrées par effraction. Mais le présent du texte est en 2019, à Bruxelles, à l'inauguration d'une exposition de photographies. La photographe, Dina, était l'une des quatre, mais elle est morte depuis plusieurs années. Les trois autres amies, dont la narratrice Keto, ne se sont pas vues depuis une éternité, mais ce soir là, Keto entame une longue plongée dans le souvenir.

Aujourd'hui je parlerais peut-être d'ivresse, un cadeau que la vie nous fait à l'improviste, cette minuscule fente qui s'ouvre assez rarement au milieu de la laideur du quotidien, au milieu du labeur qu'est la vie, et qui nous laisse entrevoir tout ce qui se cache de plus derrière cet ordinaire, à condition, pour pouvoir faire le pas décisif, qu'on y consente et s'affranchisse des contraintes et des schémas prédéfinis.

On est donc à la fin de la Géorgie soviétique, une période de guerre contre l'Abkhazie, de guerre civile, d'essor des bandes criminelles, du commerce de l'héroïne, des coupures d'électricité, de la faim et de la dilution du monde. C'est aussi l'histoire de ces adolescentes, puis jeunes filles, de leurs familles et de leurs amis, de leur découverte de l'amour et de l'amitié, de la fin des espoirs et de la difficulté à trouver sa voie.

La ville de mon enfance et de ma jeunesse telle qu'elle réapparaît sur ces images n'existe plus. Elle s'est transformée, elle a mué, une reine des métamorphoses, elle a réchappé des périodes les plus sombres et enfilé un nouvel habit.

Le roman est scandé par la visite de l'exposition de photographies (peut-être un procédé un peu trop figé). Devant chacune d'elles, Keto se souvient des circonstances, le plus souvent sans correspondance avec ce qu'y lisent les critiques d'art, même si de nombreux événements sont annoncés par avance, de façon à casser la ligne chronologique.


J'ai beaucoup apprécié la lecture de ce gros roman (700 pages quand même) qui raconte fondamentalement le difficile apprentissage de la vie dans un contexte calamiteux. La fidélité à ses ami.e.s, le pouvoir consolateur de l'amitié, la puissance des souvenirs de jeunesse... C'est ce qui permet de tenir, mais aussi ce qui cause les déchirements intimes irrémédiables, quand on ne parvient pas à sauver un amant ou un frère de la spirale de la violence, qu'on ne peut pas délivrer une amie de sa famille maltraitante, qu'on ne réussit même pas à tenir ses promesses. Tout cela est puissamment raconté, avec toutes les contradictions inhérentes et l'impossibilité de tenir bien droite dans cet univers.
Les allers et retours entre les deux époques sont à cet égard particulièrement riches.

Et je vais me demander si c'est vrai, si la jeune fille que montre ce cliché en noir et blanc a encore quelque chose en commun avec la femme qui est devant elle et l'observe.


Il y a évidemment la différence de culture entre ces jeunes femmes libres et leurs amis et frères qui se jettent avec enthousiasme dans la guerre et la violence, qui veulent contrôler le corps des femmes – qui ne comprennent rien.
Je dois confesser avoir éprouvé à la lecture le sentiment d'une grande tristesse, un peu déprimante, qui m'a conduite à alterner avec quelques livres plus légers. Je pense que c'est en partie dû au roman, qui laisse présager les trahisons et les drames à venir, et en partie dû à ma propre sensibilité.

Tish Murtha, SuperMac, 1978 Tate


La lumière du soir se prenait dans ses cheveux. Elle allait y arriver, elle allait surmonter cet obstacle aussi, appuyer de toutes ses forces son corps contre le grillage, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus opposer à son poids qu'une faible résistance, gémisse à peine et finisse par céder. Et elle ne forcerait par cet obstacle que pour elle, mais aussi pour nous trois, afin d'ouvrir la voie de l'aventure à ses inséparables compagnes.

C'est le début.

Dans notre ville, les jeunes filles étaient des poissons rouges pour qui les garçons devaient construire des aquariums pour y voir nager leurs poissons préférés. Dans notre ville, les jeunes filles étaient des anges sans ailes suspendus à de minces fils tenus par les mères, tantes et grands-mères qui jadis n'avaient pas pu s'enfuir, elles non plus. Dans notre ville, les garçons étaient les décalques de leurs pères, oncles et grands-pères, qui n'avaient pas réussi non plus à aller jusqu'au bout de leurs jeux enfantins et qui d'un coup devaient devenir adultes, forts et barbus. Dans notre ville, les amoureux étaient des bêtes sauvages, et tous les autres des dompteurs.

Je veux dire, comment vivre avec le fait que quelqu'un dont on était proche nous devient étranger d'une seconde à l'autre ? Comment s'en accommoder ? Un amour comme ça, ça ne disparaît pas tout seul, il reste là, seule la personne qu'on aime nous est devenue étrangère. Peut-être qu'on devient aussi étranger à soi-même, je ne sais pas, en tout cas on continue à aimer, mais la personne concernée n'est plus là. Et où aller avec cet amour ?

L'avis de Karine qui a vraiment aimé, sic.




11 commentaires:

  1. j'ai bien aimé Le Chat, le Général et la Corneille, la Luière vcillante est dans mes fectures futures

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    1. Ce titre ne me dit pas trop, en revanche.

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  2. Pour l'instant, je n'ai lu que des avis positifs sur cette autrice

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    1. J'en ai lu seulement deux, Karine et Le Monde des livres.

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  3. Je n'ai rien lu de cette auteur et je ne vais sans doute pas commencer avec 700 pages qui rendent triste ... Je vais jeter un oeil sur ce que tu dis de ses autres titres.

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    1. Mais toi, tu as sans doute le moral mieux accroché que moi !

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  4. J'ai La huitième vie sur ma pile, un gros pavé aussi (de plus de 1000 pages..), mais je le garde pour les feuilles allemandes de novembre..

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    1. Ah oui les pavés de novembre, alternative bien connue à ceux de l'été.

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    2. Oui, ça aide à faire passer les après-midi pluvieuses..

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  5. J'ai beau entendre des avis enthousiastes sur ses livres, ils ne m'inspirent pas plus que ça. Celui-ci me parle un tout petit peu plus que les deux autres car il a l'air moins virevoltant.

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    1. Je ne le qualifierait pas de virevoltant en effet. Ses autres titres ne me font pas très envie.

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