Pages

jeudi 5 juin 2025

J'avais tout accompli en me sentant contraint, de façon maladroite, et toujours trop tard.

 

Aharon Appelfeld, La Ligne, parution originale 1991, traduit de l'hébreu par Valérie Zenatti, paru en France aux éditions de l'Olivier en 2025.


Le narrateur prend le train. De gare en gare, dans le cœur de l'Europe continentale, il circule de petites gares en petites gares. À chaque étape, des souvenirs et des liens avec des gens. Très vite, on apprend que le narrateur est juif et a survécu aux camps. Ceux qu'il rencontre se partagent entre juifs survivants ou non-juifs assumant très bien d'avoir exterminé leurs concitoyens. Puis on apprend que le narrateur cherche un homme pour le tuer. Encore plus loin, on apprendra quel est son travail, qui lui permet ainsi de sillonner l'Europe.

À Herben, j'ai distingué, pour la première fois depuis que j'ai dit adieu à ma mère, le tunnel sombre et interminable qui m'a protégé durant toutes ces années. L'homme ne pense presque pas pendant la guerre, il ne ressent presque pas la douleur, et même plusieurs jours après la fin de la guerre, les blessures sont toujours indolores. On vit machinalement, au jour le jour.

Un livre très riche. Je ne sais pas par où commencer.
Il y a d'abord cette Europe mal définie géographiquement, faite de petites villes, de lignes de train et de forêts, d'auberges, de foires et de cafétérias de gare. J'ai la sensation d'une vieille Europe, non pas tant à cause de l'âge des personnages que de leurs attitudes et de leurs propos. Ils savent qu'ils ne reverront plus le narrateur. Ils disent qu'ils vont partir. Ils lui tournent le dos. Est-ce que le narrateur ne voyage pas dans le souvenir de ses années d'après-guerre et d'avant-guerre, de ses amours disparues ? Ou dans le souvenir de ses parents ?
Comme souvent chez Appelfeld, le héros a l'image de ses parents en tête, un couple, là encore comme souvent, fracturé. En l'occurrence, entre une mère attachée à la culture juive et un père militant communiste et ancré dans la langue ruthène. L'identité du narrateur apparaît peu solide, lui-même fuyant sans cesse sa vie dans les trains, plongé dans des souvenirs incertains et douloureux.
Et cette quête ? Le lecteur est enclin à voir en elle un prétexte et à douter de sa réalité. Pourtant le narrateur décrit sans cesse la façon dont il se rapproche de sa proie. Alors ?

Après vérification, la majeure partie des noms de lieu mentionnés dans le roman n'existe pas, ce qui confirme mon impression. Voici une géographie brumeuse, égarée dans les souvenirs, disparue par l'extermination et l'exil d'une partie de la population, mélancolique.

La neige à travers la vitre du train.
Je précise qu'il s'agit de la Sierra au nord de Madrid en février 2025.

Depuis la fin de la guerre, je suis sur cette ligne, comme on dit : longue, sinueuse, courant de Naples au Grand Nord, une route de trains régionaux ou électriques, de taxis et de carrioles. Les saisons défilent devant mes yeux comme dans un songe. J'ai intégré ce chemin dans mon corps. Je connais à présent chaque pension et chaque auberge, chaque restaurant et chaque cafétéria, et toutes les variétés de véhicules qui peuvent vous conduire dans les coins les plus reculés.

C'est le début.

Elle a été surprise l'année dernière lorsque je lui ai révélé que je suis juif, mais elle ne m'a pas accablé de questions. J'ai senti ce soir-là que l'information l'avait secouée. (…) Une forme de tristesse que je ne lui connaissais pas apparut sur son visage. Gretchen, voulais-je lui dire, si ma présence vous gêne, je vais me chercher un autre endroit. Vos vieux jours me sont précieux, je ne voudrais pas les pénétrer d'agitation. (…) J'ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu'ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui.
Ce passage me rappelle La Stupeur, qui se situe après l'extermination.

Appelfeld sur le blog :

Histoire d'une vie : c'est le premier titre que j'ai lu, il est très beau, allez-y ! (c'est autobiographique, pas un roman)
Des jours d'une stupéfiante clarté : pour moi, un magnifique roman. Son titre dit tout.
Mon père et ma mère : des vacances avant la guerre au bord du Pruth

Les Partisans : pendant la guerre, la résistance des juifs

La Stupeur : les Juifs ont disparu et Irina erre sur la terre
Katerina : un récit d'apprentissage


8 commentaires:

  1. J'ai l'impression que c'est un peu trop introspectif pour moi en ce moment

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est souvent le cas de ses romans en effet, mais peut-être qu'Histoire d'une vie te plairait dans ce cas, car ce sont des chapitres autobiographiques sur différents sujets et il y a une plus grand variété.

      Supprimer
  2. Je n'ai jamais lu cet auteur. Mais ce que tu dis de ce roman me tente beaucoup, surtout cette idée d'une Europe dont la géographie reste brumeuse.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ta prochaine saison sur l'Europe avec un mois "on a paumé nos cartes" !!

      Supprimer
  3. Je n'ai lu qu'Histoire d'une vie, en effet formidable, et Badenheim 1939, différent mais très réussi également. Il faudrait que j'y revienne, à cet auteur..

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai souvent vu citer ce titre, il faudrait que je me le procure enfin !

      Supprimer
  4. Il est dans ma PAL comme tout Appelfeld dont je suis inconditionnelle. As-tu vu l'adaptation cinématographieque de la Chambre de Mariana que j'ai aussi l'intention de lire

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'aime également beaucoup cet auteur mais ce titre m'est totalement inconnu.

      Supprimer

N’hésitez pas à me raconter vos galères de commentaire (enfin, si vous réussissez à les poster !).