La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 3 décembre 2020

La vie ne vaut pas d’être vécue sans la musique de Bach.

Aharon Appelfeld, Des jours d’une stupéfiante clarté, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, parution originale 2014, édité en France par l’Olivier.

C’est un homme qui marche. Pas très vite et en s’arrêtant souvent, mais il marche, il rentre chez lui.


À la fin de la guerre, Theo décida qu’il ferait seul le chemin de retour jusqu’à sa maison, tout droit et sans prendre de détours. Malgré la distance de plusieurs centaines de kilomètres qui le séparait de chez lui, il avait l’impression de voir la route se dérouler avec la clarté sous ses yeux, sur toute sa longueur.


Theo a passé plusieurs années dans un camp. Les bourreaux sont partis. Les prisonniers sont libres. Theo a quitté les autres rescapés et il marche vers la petite ville d’Autriche où il a grandi. Il dit qu’il va retrouver son père et sa mère. En marchant, il ressuscite les souvenirs de son enfance, son père libraire silencieux, sa mère une belle femme exaltée. Au fur et à mesure de son avancée, Theo s’avoue à lui-même combien il a été injuste envers son père, et combien sa mère lui manque, une mère malade, dépressive, passionnée de musique religieuse chrétienne, aimant les monastères (ce qui faisait jaser les voisins). Au cours de sa marche, il rencontre d’autres rescapés, en marche eux aussi, et étonnamment plusieurs personnes ayant connu son père ou sa mère. Ils surgissent, ils ravivent les souvenirs, ils disparaissent.

Il y a aussi l’étrange décor dans lequel évolue Theo. Une campagne vide, sans ville, avec quelques fermes, mais avec un hôpital. Des véhicules de guerre abandonnés là. Des camps, mais des nouveaux, où l’on distribue du café et des sandwichs. Aucun russe, aucun soldat de l’Armée rouge, tout juste mentionnée, aucun responsable quelconque. Les secours sont apportés par des infirmières, des rescapés devenus bénévoles, quelques mystérieux gardes. La société est vide.


Cela faisait des années que Theo n’avait pas entendu l’expression « des raisons personnelles ». On ne l’utilisait pas au camp et il se réjouit de l’entendre de nouveau.

Chagall, La Rose bleue, 1964 Nice musée Chagall.


Le roman restitue aussi l’état physique et psychologique des rescapés. La peur permanente et irraisonnée d’être poursuivi. Le sentiment de culpabilité envers les autres rescapés. Un épuisement prononcé qui conduit Theo à s’endormir semble-t-il presque sans le vouloir dans un coin de terre, à s’arrêter sans cesse, et à laisser passer une journée à dormir et à fumer (la rationalité bête est priée de passer son chemin). Une crainte des autres rescapés, car les regroupements génèrent inévitablement des tensions et de la fatigue, et un désir de partager le café et le tabac, et de respecter l’intimité de chacun. Certains s’arrêtent à un endroit et semblent incapables de repartir. D’autres conscients d’avoir tout perdu se consacrent à aider ceux qu’ils rencontrent. Theo évolue dans ses souvenirs et suit sa volonté farouche de rentrer chez lui, de retrouver son père et sa mère, même si un coin de lui-même, inavouable, semble être conscient qu’il ne possède plus de chez lui.

Un roman qui flotte dans une atmosphère un peu mythique, comme un conte de la survie, une allégorie de l’existence humaine. Il n’y a ni magie ni fantastique, mais l’indétermination et le soleil qui planent sur cette marche, dont on ne connaît ni le début ni la fin, campent une atmosphère irréelle, tout à la fois fragile et apaisée.


Il se recroquevilla, sentant la fureur rouer son corps de coups. Il resta longtemps ainsi, tête rentrée dans les épaules, yeux clos.

Je dois partir d’ici. Je dois avancer sans regarder en arrière, se dit-il. Et il reprit la route à grands pas. Après une heure de marche, il aperçut un arbre immense couvert de petites feuilles, en pleine floraison, et il fut soulagé, comme si une terrible menace s’était éloignée.


J'ai aussi lu le très beau Histoire d'une vie.



8 commentaires:

keisha a dit…

Ta phrase d'accroche, sur Bach...

nathalie a dit…

Outre que c'est une grande vérité incontestée, c'est aussi une phrase répétée par la mère de Theo.

miriam a dit…

Tiens tu as eu la même idée d'illustrer Appelfeld avec Chagall, comme une évidence. Je lirai aussi celui-ci mais pas tout de suite après Mon père ma mère que je viens de terminer...je souffle un peu.

nathalie a dit…

Il faut que j'aille lire ton billet. J'ai lu un article sur Mon père, ma mère et j'ai failli l'acheter la semaine dernière.
Ce roman est très apaisé, il baigne dans la lumière irréelle du soleil.

claudialucia a dit…

Un roman qui me plaît à priori : Le thème et la manière d'être traité.

nathalie a dit…

Je pense qu'il te plaira en effet.

Passage à l'Est! a dit…

Voila un billet qui, avec ton autre sur Histoire d'une vie, fait passer Aharon Appelfeld encore plus au centre de mes centres d'intérêt. En plus, je vois qu'il est né à Czernowitz et je viens d'écouter une discussion tres intéressante sur Paul Celan et Czernowitz...
Tu n'oublies pas que tu peux (sans obligation) te joindre à nous pour une LC Kadaré/Le général de l'armée morte, le 13 janvier?

Nathalie a dit…

Non seulement je n’oublie pas mais en plus je commence ma lecture aujourd’hui même !