La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 28 avril 2022

Elle sentit que tout ce qui avait été ne serait plus.

 Aharon Appelfeld, La Stupeur, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, parution originale 2017, paru en Franc aux Éditions de l’Olivier en 2022.

 

Un matin, dans son village, Iréna découvre ses voisins juifs alignés contre le mur, tenus en joue par le vieux gendarme local. Que se passe-t-il ? Tout cela sera réglé bientôt sans doute. Mais la journée se passe, les villageois pillent la maison des juifs et dévastent la cour à la recherche de l’or. Iréna apporte de l’eau et de la soupe et essaie de comprendre ce qu’il se passe. Deux nuits plus tard, ils sont fusillés et il ne reste nulle trace d’eux.

L’effroi de n’avoir rien fait, rien empêché, et la terreur inspirée par le mari, un homme brutal, qui la viole chaque nuit, voilà Iréna plongée dans un état de stupeur. Elle s’enfuit, elle part sur les routes, elle a des visions, elle prie, elle répète que Jésus était juif lui aussi, elle erre dans les villages.


Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi les gens sont alignés ? Ce n’est pas naturel d’aligner les gens ainsi, tenta-t-elle de dire dans un effort pour surmonter le mutisme qui l’étreignait. Mais cela lui fut impossible.

Elle réussit enfin à se maîtriser et lâcha :

« Pardon.

-       Les gens se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Que chacun s’occupe de ses affaires », dit le gendarme en retournant s’asseoir sous les fourrés.


C’est une fable. De ce pays, nous savons seulement qu’y coule le Pruth, le fleuve de l’enfance et des vacances d’été de l’auteur, et qu’il y a des Allemands quelque part, au loin. Mais tout se passe avec les habitants, ceux qui ont tué ou laissé tuer leurs juifs et qui sont à présent hantés par leur absence et leur mort. La société est violente. Plus le roman avance, plus la différence entre les hommes et les femmes s’accentue. Les hommes, violents et alcooliques, qui brutalisent les femmes et rejettent Iréna, en la frappant, et les femmes, presque autant alcooliques, mais en proie à la peur, qui l’accueillent et l’écoutent comme une petite prophétesse familière.

N’allez pas croire que cette fable est simple. Après tout, la plupart des gens, hommes et femmes, n’aiment pas les juifs et les trouvent différents et certains au début se sont réjouis de leur mort, même si à présent leurs esprits viennent les hanter. Iréna est un personnage ambigu et le lecteur hésite : sainte, folle, inspirée, simplement perturbée par la violence de la société et par la solitude de sa vie ?

Masque d'infamie, XVI-XVIIe siècle, Musée Le Secq des Tournelles


Étonnamment, sans s’arrêter sur l’histoire, le roman peint un pays d’après la Shoah, où les Juifs ont déjà disparu et où le sentiment de culpabilité est omniprésent, qu’il soit reconnu ou rejeté, mais toujours noyé dans la vodka. Malgré la parole d’Iréna, nouvelle Jean-Baptiste, et malgré l’amitié qu’elle peut rencontrer, il n’y a aucune raison pour que les esprits des morts disparaissent. C’est que le crime a eu lieu.

C’est un roman différent de ceux que j’ai lus jusqu’à présent de l’auteur. Pas ici de jeune narrateur racontant ses souvenirs, mais cette étrange femme, un peu perdue. Le récit de cette vaste errance, de villages en auberge, sur les chemins, dans un univers privé de tout repère, manque peut-être de l’émotion et de la lumière qui marquent ses autres romans. Il est pourtant porté par une langue très belle, très simple, moins lyrique, et par le petit espoir que l’humanité perdurera, dans le coin perdu d’une auberge (avec un petit verre de vodka), avec le souvenir de l’été et du corps nageant dans l’eau fraîche de la rivière.


Une autre femme se leva et se présenta : « Mon nom est Tina. Je me suis enfuie de chez moi et je n’ai plus de vie depuis. Je suis une proie facile dans l’obscurité. Tant que je suis ici, la maîtresse des lieux et mes amies me protègent. Mais dès que je suis dehors, je suis livrée au bon vouloir du premier venu. Je maudis chaque jour Dieu de m’avoir faite femme et je désire mourir. »

 

Il s’agit du dernier roman paru du vivant d’Appelfeld, il vient de paraître en France.

 

Appelfeld sur le blog :

Histoire d'une vie : c'est le premier que j'ai lu, il est très beau, allez-y !
Des jours d'une stupéfiante clarté : pour moi, c'est le plus beau. Son titre dit tout.
Mon père et ma mère : des vacances avant la guerre au bord du Pruth
Les Partisans : pendant la guerre, la résistance des juifs.

 


 


6 commentaires:

dominique a dit…

chaque fois que je lis un billet sur l'auteur je me dis ah oui il faut que je le lise mais je renonce toujours car mes premières lectures ne m'avaient pas accrochées du tout grrrr

keisha a dit…

J'ai recherché "masque d'infamie" sur un moteur de recherche, quelle horreur!
Sinon, je n'ai lu que Histoire de ma vie.

nathalie a dit…

C'est bizarre. Je suis convaincue que des Jours d'une stupéfiante clarté ou Histoire d'une vie te plairaient beaucoup.

nathalie a dit…

Dans mon souvenir, le masque est de petite taille et il n'est pas certain qu'il ait été utilisé (un comme comme ces trucs de torture que l'on se montre pour frissonner mais qui n'en font pas plus).

Passage à l'Est! a dit…

Je crois maintenant savoir quel auteur je vais rechercher lors de mon prochain passage dans une librairie française... Mais probablement avec des Jours d'une stupéfiante clarté ou Histoire d'une vie, au vu de tes recommandations.

Nathalie a dit…

Oh oui ce sont des chefs-d’œuvre enchantés !