La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 6 avril 2021

Beaucoup d’années se sont écoulées avant que je parvienne à apprivoiser le sommeil et les rêves.

 Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère, parution originale 2013, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, édité en France de l’Olivier.

 

Le narrateur remonte dans ses souvenirs et raconte les vacances sur la rive du Pruth (dans les Carpates), avant la guerre, avant la destruction du monde, jusqu’au dernier été, celui de 1938. Il raconte surtout son père et sa mère, si différents et si proches, l’un ironique et critique, l’autre empathique et émue. Comme sur la scène d’un théâtre s’agitent sur la rive la petite classe moyenne juive, avec ses joies, ses espoirs et ses détresses, au milieu de paysans ukrainiens franchement hostiles.

C’est encore un très beau roman, très très doux-amer, moins tragique ou moins douloureux que d’autres, mais peut-être plus touchant.

Il ne s’agit pas tant de souvenirs d’enfance ou de vacances, que du beau portrait, mouvant et contrasté, des parents et de cette toute petite famille. Il est question de leur rapport aux autres et surtout de leur rapport au judaïsme, sur lequel revient sans cesse le narrateur. Les caractères du père et de la mère s’éclairent l’un et l’autre réciproquement, comme les deux faces du narrateur. Ils sont rarement à l’unisson, mais sont pourtant très unis.


Les désaccords entre mon père et ma mère me stupéfient chaque fois. J’ai du mal à décider qui je préfère. J’ai tendance à être d’accord avec maman, mais certains jours, les paroles de mon père me subjuguent totalement.


Après des souvenirs assez généraux, le roman se concentre sur l’année 1938, sur cet été si particulier. Les discours dans la presse sont de plus en plus bellicistes et la guerre paraît de plus en plus inéluctable. L’antisémitisme monte, mais les Juifs ne comprennent pas encore que la chasse leur sera menée. Et pourtant, un jour, pendant une ou deux heures, les paysans du coin viennent tabasser les vacanciers. Mais le lendemain, tout redémarre comme s’il ne s’était rien passé. Alors que d’habitude tout se passe bien avec le paysan qui loue le logement, cette année c’est plus compliqué. Mais quand même, le père tient à entraîner son fils à la boxe et à la course, pour qu’il puisse se défendre à l’école.

Et pourtant, le narrateur se souvient de ces moments si précieux, ceux de l’enfance, ensemble, quand ils lisaient ou écoutaient de la musique dans le salon, alors qu’il ne reste plus aucune trace de cela.


Les rumeurs sur la guerre bruissaient dans le moindre recoin. On aurait cru que les gens étaient dans une cage dont ils essayaient d’écarter les barreaux. Le fleuve coulait, prêt à accueillir encore de nombreuses personnes sachant nager ou ramer, mais les gens couraient dans tous les sens.


Le roman s’ouvre par une longue réflexion sur la langue, sur le rôle de la mémoire dans l’écriture, sur l’importance des souvenirs involontaires, sur la richesse infinie contenue dans le souvenir d’un sandwich mangé sur l’herbe. À partir de là, l’écriture se déclenche. Elle porte à la fois les qualités de la mère et celles du père, elle permet de dessiner sous nos yeux, pour quelques heures, des personnes et un monde, aujourd’hui englouti. Elle s’appuie sur les détails les plus concrets et minuscules qu’ils soient, ceux qui sont la vie même, échappée du temps.

  

A. Deïneka, Donbass la pause déjeuner, 1935, Riga musée national des arts de Lettonie

Certains mots déposent en vous de la lumière, vous aidant à forger une image ou une comparaison adéquate, d’autres ne sont, étrangement, que des tas inertes. Si vous êtes chanceux, les mots de lumière paveront votre route, mais le plus souvent, ils sont mêlés aux mots inertes, rendant l’artisanat de l’écriture difficile et décourageant.

 

Le sentiment grandissant que ce qui avait été ne serait plus m’enveloppait d’une étoffe mélancolique. J’éclatais parfois en sanglots. Maman me serrait alors contre elle en disant : « La guerre est encore loin, les gens ont tendance à exagérer, tout est calme pour l’heure. Ce soir, Gusta et le docteur Zeiger viendront. Je vais préparer un repas dont vous vous souviendrez très longtemps. »

 

Lisez-le ! Tout mon club de lecture l'a déjà lu. Le billet de Miriam.

Appelfeld sur le blog :

 Histoire d'une vie

(lisez ces titres, ils sont indispensables !)



8 commentaires:

miriam a dit…

Une lecture attentive. Je suis contente que tu aies aimé ce livre d un auteur que j apprecie

nathalie a dit…

J'ai acheté les Partisans, que je lirai donc prochainement. J'ai beaucoup aimé les 3 titres que j'ai lus de lui.

keisha a dit…

Il faudrait que je revienne à cet auteur, oui.

Passage à l'Est! a dit…

Un auteur auquel je n'avais pas particulièrement fait attention jusqu'à récemment, à tort. Ta chronique m'intéresse évidemment, mais si en plus tout ton club de lecture l'a déjà lu...

nathalie a dit…

Je ne m'y suis mise qu'il y a un ou deux pour ma part ! Mais je suis conquise.

nathalie a dit…

Et ce club est formidable, donc tu ne peux être que convaincue !

claudialucia a dit…

Chaque fois je me dis que je dois lire Appelfeld, je n'en ai lu qu'un à ce jour. Quand je le ferai, je commencerai par celui-ci dont tu parles si bien. Cela me donne envie de le découvrir.

nathalie a dit…

Ah oui je suis certaine que tu apprécieras beaucoup !