La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 26 juin 2019

Sans langue je suis semblable à une pierre.

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, parution originale 1999. Édité en France par L’Olivier.

Dans un récit qui n’est pas strictement linéaire, Appelfeld évoque la trajectoire de sa jeunesse. Il ne s’agit pas ici d’un témoignage, de donner des dates et des lieux, de raconter l’enchaînement des événements, on ne reconstituera pas une biographie, mais de lumière mise sur des moments et surtout sur des personnes. L’enfance en Bucovine, le ghetto, la longue marche forcée en Ukraine, la vie en forêt, l’existence des rescapés en Italie, la vie dans ce qui deviendra Israël… la difficulté d’être soi et de vivre après le meurtre de ses parents et du monde de son enfance, c’est tout cela qui est raconté dans ces brefs chapitres.
Il est question des fous et des enfants dans le ghetto, de la vie dans la forêt, mais aussi des trafiquants d’enfants qui sévissent après la fin de la guerre.

Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

De nombreux chapitres commencent par une formule du type : « Des gens méchants il y en a partout. Des gens qui ont bon cœur, j’en ai connu. Les démons sont partout. Les personnes qui m’ont aidé ont été nombreuses. » Ce sont les portraits des personnes qui ont été importantes dans l’enfance, l’adolescence et la jeunesse d’Appelfeld. Les portraits sont nuancés et pleins d’ambiguïté. Autant d’occasion d’évoquer un homme ou une femme ou un camarade de survie avec beaucoup d’empathie et de compréhension vis-à-vis des faiblesses humaines, sans jugement, mais avec le regard de l’enfant ou du jeune homme perdu qu’il était alors.
Chagall, La nuit verte, 1952, privé.
C’est un texte absolument magnifique et bouleversant. Après la douceur de l’enfance et la violence de la guerre et de l’extermination, la reconstruction dans un pays neuf n’aura rien d’évident. Il y a surtout de longues considérations sur la langue : celle que l’on parle, celle que l’on a oublié, celle qu’il faut apprendre… l’allemand, le yiddish, le roumain, le ruthène, l’hébreu. Que faire d’une identité, celle de la Mitteleuropa, celle des grandes forêts, qui a disparu et qui symbolise la douleur et le passé vaincu, dans un pays de sable, de soleil et d’armée victorieuse ? Appelfeld raconte sa tentation de se réfugier dans le silence.

 J’ai rapporté de là-bas la méfiance à l’égard des mots. Une suite fluide de mots éveille ma suspicion. Je préfère le bégaiement, dans lequel j’entends le frottement, la nervosité, l’effort pour affiner les mots de toute scorie, le désir de vous tendre quelque chose qui vient de l’intérieur. Les phrases lisses, fluides, éveillent en moi un sentiment d’inadéquation, un ordre qui viendrait combler un vide.

Nous baignions dans quatre langues qui vivaient en nous dans une curieuse harmonie, en se complétant. Si on parlait en allemand et qu’un mot, une expression ou un dicton venaient à manquer, on s’aidait du yiddish ou du ruthène. C’est en vain que mes parents tentaient de conserver la pureté de l’allemand. Les mots des langues qui nous entouraient s’écoulaient en nous à notre insu. 

Lu dans le cadre de mon programme de lecture d'été.



8 commentaires:

  1. Que j aime Appelfeld et quel beau Chagall que je n ai jamais vu

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    1. Je suis assez fan de Chagall, j'ai plein de photos de ses oeuvres dans mon ordinateur.

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  2. Tout à fait d'accord, cette lecture magnifique, comme tu dis, m'a vraiment marquée. C'est drôle je viens du coup d'aller relire mon billet, et j'y avais inséré la même citation que toi sur la langue. Et c'est vrai que c'est un des éléments clé de ce texte, que le combat d'Aharon Appelfeld pour se réapproprier le langage, pour pouvoir surpasser son expérience.

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    1. Ah j'avais plein de citations sur la langue, j'aurais pu recopier plusieurs pages ! C'est un point essentiel chez lui.

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  3. ah j'ai fait comme toi un programme d'été mais il est tellement en train de s'allonger et je vais grâce à toi en rajouter un !!!

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    1. Moi aussi j'insère "un petit là" et puis "encore celui-là"... il va falloir allonger les vacances !

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  4. Lu, forcément, et j'ai d'ailleurs un billet à paraître,(un jour...) le livre de Zenatti

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    1. Ah ce fameux livre dont on a tant entendu parler !

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