La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 15 octobre 2024

Ayant lu les premières pages, Il fut pris de l’impatience de connaître la suite.

 


Mircea Cărtărescu, Théodoros, parution originale 2022, traduit du roumain par Laure Hinckel, édité en France par Noir sur Blanc (rentrée littéraire 2024).

 

Au début, Théodoros, tyran roumain d’un royaume d’Éthiopie (on est au XIXe siècle) s’apprête à se tuer pendant que l’armée anglaise donne l’assaut à sa forteresse.


Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale), en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ?

C’est le début.


À l’issue de ce premier chapitre j’avoue que j’étais méfiante, n’ayant aucun goût pour cette tentation orientalisante d’un auteur qui aime accumuler les mots ni pour les supposés exploits de meurtres, de viols, de massacres, etc. Heureusement, évidemment, on démarre ensuite non pas exactement avec un récit rétrospectif, mais avec un récit à plusieurs lignes, qui se croisent et qui convergent, qui repartent en arrière et qui font des sauts de cabri. Et tout d’abord avec une journée de la reine d’Angleterre.

On pourrait croire avoir affaire à un roman historique, mais que nenni. Il s’agit plutôt d’une sorte d’uchronie fantaisiste, solidement documentée, et même une fresque en technicolor pour certains épisodes.

Le roman nous plonge dans l'origine roumaine de Théodore, dans les campagnes sous domination ottomane, mais pleine de bandits. Récit de l’enfance et de la jeunesse dans une grande propriété rurale. Un autre fil nous parle de la vie de Théodore comme truand terrifiant dans les îles des Cyclades, à la recherche de mystérieuses îles et de mystérieuses lettres divines… c’est intriguant. Le roman croise alors brièvement la vie de Joshua Norton, empereur des États-Unis. Un autre fil raconte, bien des années plus tard, la conquête de l’Éthiopie par Théodore, le royaume où convergent tous les mythes de l’humanité. Car figurez-vous qu’il s’agit aussi de retrouver l’Arche d’Alliance ! Ce roman ne manque pas de culot.


Au fond des jardins labyrinthiques du domaine, où se trouvait aussi l’ours avec un anneau dans le nez, relié à une grosse chaîne, tu passais du temps allongé dans l’herbe haute jusqu’à la taille, et tu ne voyais rien que le morceau de ciel éclatant et les papillons jaune et rouge, à queue d’hirondelle, qui ramaient dans l’air parfumé, et tu lisais avec avidité. Tu entrais dans Jérusalem, à cheval sur Bucéphale, tu t’inclinais devant Dieu Sabaoth et tu reniais les idoles, et tu écoutais les paroles de Jérémie le prophète, qui te bénissait. Ensuite, tu prenais Babylone, t’emparant de lions, de léopards et de chevaux arabes (…).


Je me suis plongée avec bonheur dans cette lecture. J’ai aimé cette construction multiple. On nous raconte des histoires, beaucoup d’histoires : des mythes de la Grèce antique aux légendes héroïques d’Alexandre le Grand, aux beaux mensonges que Théodore raconte à sa mère à l’histoire extraordinaire de la reine de Saba, avec diverses légendes méditerranéennes et éthiopiennes, jusqu’au récit du Jugement dernier et du combat de Michel contre le dragon, puisque ce roman, ce roman que nous tenons, est en train d’être lu par Dieu lui-même.

C’est plein d’humour et d’érudition, ou de culot, il y a trop de mots, mais c’est conforme au style grandiloquent de celui qui se prend pour un empereur et aux récits extraordinaires qui nous sont racontés, récits qui rejoignent les mythes juifs et chrétiens. C’est écrit à la première personne du pluriel, un « nous » qui représente les archanges qui s’adressent à Théodore en lui disant « tu » pour lui peindre son destin, –  à moins que ce « tu » n’en cache un autre, plus ancien et plus illustre (une habileté pleine de malice de la part de l’auteur).

Le seul personnage féminin qui sauve sa mise est la reine de Saba, magnifique. Les autres sont toutes vues depuis le point de vue de Théodore et elles sont donc soit sa mère, soit plus ou moins des trous. Heureusement que j’ai lu d’autres romans de l’auteur et que je sais à quoi m’en tenir. Il en va de même pour tous les récits de tortures, qui n’appartiennent pas à l’auteur, mais qui suscitent quand même un certain dégoût.

Dunand, Tigre à l'affût, 1930, laque, Musée Quai Branly



On croise une foultitude de personnages historiques, depuis la reine Victoria en conciliabule avec Disraeli, jusqu’à John Lennon, mais Cărtărescu tord l’histoire et coud ensemble des morceaux disparates pour créer une chatoyante pièce pleine de motifs où l’on se perd avec plaisir. Alors c’est foisonnant en mots, en matières rares et précieuses, en épices, en personnages, en interventions divines, en couleurs et en parfums. Il y a aussi du surnaturel, qu’il soit divin ou diabolique, pour infléchir la destinée des personnages.

Il y a enfin de merveilleuses fresques sous les coupoles des églises, une myriade de cerfs-volants, une bataille de pestiférés et les mystérieuses églises d’Éthiopie creusées dans le rocher.

 

Mais, devant la joie de ceux qui, un instant plus tard, ne seraient plus, devant leur désir illimité de vivre, devant le charme de leur ignorance, de leurs yeux écarquillés et de leurs bouches ouvertes sur leurs dents de travers, et de leurs exclamations vulgaires qu’ils se criaient en se tenant les côtes de rire, et de leurs frustes vêtements, et de leurs lèvres gercées, et de leurs yeux pleurant de tant de lumière, et de leurs femmes aimantes, nous étions pris de mélancolie, tout au sommet de notre voûte d’azur. Combien de fois n’avons-nous pas prié pour nous voir déchargés du poids de l’éternité, combien souvent nous aurions voulu n’être que de chair et de sang, pour sentir nous aussi, comme le commun et le vulgaire, le goût du sauvage du bonheur !

 

De Cărtărescu, j’ai également lu Solénoïde qu’il me semble avoir préféré.


Je lirais bien des titres plus anciens.



12 commentaires:

  1. je suis tentée et il est sur ma liseuse mais j'hésite car il me parait un rien déjanté et ça je crains un peu

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    1. Pas sûr que ce soit ton style en effet, peut-être certains passages.

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  2. Il est dans ma liseuse, je t'ai lu en diagonale. Je reviendrai te relire quand je l'aurai lu mais il est sur liste d'attente.

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  3. Même si tu connaissais déjà l'auteur, ça semble une belle découverte. Pour ma part, j'avoue que je j'hésite

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    1. Pas un auteur facile, mais oui, ce titre est très différent de celui que j'avais déjà lu.

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  4. Que tout ceci a l'air passionnant ! J'aime tout particulièrement les romans polyphoniques. Je note celui-ci, qui me faisait déjà de l'œil je dois dire.

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  5. ça semble quelque peu déjanté mais aussi très très tentant ... Un peu baroque, j'aime l'idée du culot et l'extrait que tu as choisi donne bien une idée du foisonnant.

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    1. Cela ne ressemble pas à grand chose d'autre, cela vaut le voyage.

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