La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 9 décembre 2025

Seuls les gazons et les gentlemen anglais se rasent tous les jours.

 

Karel Čapek, Lettres d'Angleterre, dessins originaux de l'auteur, parution originale 1924, traduit du tchèque par Gustave Aucouturier, publié en France par La Baconnière.

En 1924,  Čapek est invité en Grande-Bretagne. Il voyage dans diverses villes (Londres, Oxford, Cambridge, York, Liverpool, etc.), se rend jusqu'en Écosse, mais ce qui semble le plus le frapper, ce sont les paysages de la campagne anglaise. L'Angleterre est un jardin dit-il, avec les haies, les murets, les moutons, les beaux arbres, les vaches... Sa description de Londres est légère et ironique, il relève toutes les bizarreries (il en fait des tonnes sur le flegme anglais), mais il donne la pleine mesure de son talent une fois rendu dans l'herbe. J'ai pleinement apprécié sa description de l'Écosse, qu'il a visiblement beaucoup aimée.

Il y a certes des moutons partout en Angleterre, mais les Moutons des Lacs sont particulièrement frisés ; ils broutent des herbages soyeux et font penser aux âmes des bienheureux au ciel. Nul ne les garde et ils passent leur temps à brouter, à dormir et à rouler des pensées pieuses.

Son enthousiasme ne l'aveugle pas. La vraie Angleterre, est-ce celle de la country ou celle des faubourgs misérables et crasseux qui abritent des milliers de personnes ? Et à la British Empire Exhibition, où sont les habitants de l'empire ? Pourquoi n'y en a-t-il que pour la métropole ? Et pourquoi donc personne ne parle jamais de l'Irlande ? Et surtout : pourquoi pourquoi pourquoi le dimanche anglais ?

Cela reste une lecture légère.

Le jour où l'on ne fait pas de cuisine, où les voitures ne marchent pas, où l'on ne regarde pas, où l'on ne pense pas. Je me demande pour quelles inexpiables fautes le Seigneur a condamné l'Angleterre au châtiment hebdomadaire du dimanche. (…) Nul ne saurait rayonner et faire des roulades en mâchant du pressed beef assaisoné de moutarde diabolique. Nul ne saurait extérioriser une joie bruyante en décollant de ses dents un tremblotant pudding au tapioca.

Moutons anglais.
Habitants de la Hollande.


Karel Čapek, Tableaux hollandais, 1932, traduit du tchèque par Michel Chasteau, en France aux Éditions La Baconnière.

La Hollande (oui, les Pays-Bas) est un petit pays qui plaît beaucoup à Čapek (qui ne perçoit absolument pas la puissance coloniale bien réelle). Il se plaît à décrire et à dessiner les canaux, les reflets dans les canaux, les maisons en briques et leurs pignons, les rues, les campagnes... Il décrit les polders et les cultures et s'extasie devant les inventions d'un pays bâti en-dessous du niveau de la mer. Tout ce système semble le fasciner.

De fins connaisseurs du contexte local assurent que l'on compte aujourd'hui aux Pays-Bas près de deux millions et demi de bicyclettes, soit une bicyclette pour trois habitants, y compris les nourrissons, les marins, la famille royale et les pensionnaires des hospices. Je ne les ai pas comptées, mais il me semble qu'il y en a un tout petit peu plus.

Par ailleurs, il visite les grands musées et admire la peinture hollandaise, s'interroge sur l'impact du tourisme et réfléchit (avec humour et humanisme) au rôle des petits pays en Europe : on ne sait pas vraiment les situer sur la carte, mais ils ont su conserver leur identité tout en s'intégrant à un empire – il y a là quelque chose qui pourrait inspirer l'avenir... ainsi se conclut le livre.

La Hollande, c'est-à-dire l'eau. La Hollande, c'est-à-dire un parterre de fleurs. La Hollande, c'est-à-dire un pâturage. Un vert polder entouré ce canaux et des vaches noir et blanc au milieu ou, si vous voulez, des vaches noires avec la tête blanche, ou des vaches noires avec une ceinture blanche et un mufle bleu, ou bien tachetées de noir et de blanc comme des haricots secs.


Čapek a aussi écrit des lettres depuis l'Italie, l'Espagne et la Scandinavie. Il n'est pas exclu que je les lise.
Sur le blog, j'ai chroniqué :

samedi 6 décembre 2025

La citadelle de Forcalquier

 

Le blog fait du tourisme en PACA et aborde le département des Alpes-de-Haute-Provence. C'est à mon sens une des plus belles régions de France (je mets à part les aficionados de la mer ou de la montagne). Les paysages y sont très beaux toute l'année, vallonés et lumineux, avec une multitude de charmants villages. Pour ma part, j'ai l'immense chance qu'une de mes meilleures amies y réside. Au fil des ans et de mes séjours chez elle, j'ai pu un peu visiter les lieux.

Je suis donc en mesure de vous parler aujourd'hui de Forcalquier, qui est une des plus jolies villes de la région. On y passe sans problème une après-midi, à marcher dans les ruelles et à admirer l'architecture et le paysage.

La cathédrale Notre-Dame-du-Bourguet est un grand édifice austère de l'âge gothique du midi. On y entre pour s'abriter de la chaleur.

Mais vos pas vous conduiront naturellement, en fonction de vos mollets, tout en haut de la « citadelle ». La colline était auparavant fortifiée, mais depuis 1875 elle est dominée par la chapelle Notre-Dame, de style néobyzantin.

On y voit un carillon de 18 cloches (qui sonne dimanche et jour de fête).



Tout autour de la Chapelle une terrasse avec les dernières stations du Chemin de croix. La vue s'étend au loin. En hiver, on y aperçoit des sommets enneigés. Et sinon les hauteurs se perdent dans les bleutés. C'est un bel endroit.



Instruments à vent ou à cordes, les anges musiciens entourent le petit édifice. C'est le concert des anges, la musique des cieux !


Nous étions tout là haut.

À Forcalquier, se trouve aussi la librairie de La Carline. Indispensable.

Si vous êtes dans la région, j'espère que vous aurez le temps d'aller à Vachères voir le fameux guerrier celto-ligure et le fossile préhistorique.

Vous pousserez peut-être jusqu'à Banon : très joli village de pierre, église ancienne perchée et surtout librairie des Bleuets, puits sans fonds. Banon, c'est aussi un fromage de chèvre affiné dans des feuilles de châtaignier et de la lavande. Selon la saison, la distillerie embaume tout le secteur.

Également à proximité, le village de Mane, le prieuré de Salagon et le Château de Sauvan.

Pour ma part, j'ai deux billets à vous proposer, un premier la semaine prochaine et un second l'année prochaine.

(Café et glace à la noisette parce que c'est ça la vraie vie)

Si vous circulez en voiture, ne roulez pas trop vite, surtout à la tombée de la nuit. Le coin abonde en renards, sangliers, cerfs, lapins, crapauds, et vous n'êtes qu'un invité chez eux.


jeudi 4 décembre 2025

Les femmes lisent mal, c'est presque pathologique.

 

Isabelle Matamoros, Le Pouvoir des lectrices. Une histoire de la lecture au 19e siècle, 2025, CNRS éditions (qui a cru malin de mettre une reproduction de peinture du 18e siècle sur la couverture).

La cause est entendue, dira-t-on. On a tous lu (ou pas) Madame Bovary et on sait que les femmes se languissent dans les rêveries des romans et qu'elles font des tas de bêtises.

Sauf que.

Par facilité et sensiblerie, elles choisissent les mauvais livres, romans bon marché, feuilletons populaires et autres histoires sentimentales ; soumises aux émotions et à une imagination débridée, fortement impressionnables, elles pratiquent une mauvaise manière de lire, incapables de distinguer la fiction de la réalité et de mettre à distance le texte.

Matamoros étudie précisément le rapport que les femmes entretiennent à la lecture au 19e siècle. Elle s'appuie pour cela sur leurs propres témoignages, journaux intimes et correspondances, avec toutes les limites que comportent ces sources. Elle retrace ainsi tout une vie de lectrice, entre recommandations et convenances sociales, pratiques variables selon la classe sociale, la famille, la présence de frères, envies personnelles et contraintes diverses.

Il faut donc éviter de mettre sa fille trop tôt en présence d'hommes mais aussi soustraire à sa vue tout support qui pourrait l'instruire sur l'amour et la sexualité. Pour qu'elle arrive vierge au mariage, une jeune fille doit arriver aussi vierge de mauvaises lectures : la pratique de la bonne lecture passe par une maîtrise du corps et du désir.

Les spécialistes des maladies de femmes s'arrêtent à ces conseils généraux. Ils ne disent pas quels sont les bons livres à lire, puisqu'ils comptent pour cela sur la collaboration des familles. (…) D'ailleurs, une jeune fille convenable lit en présence des parents, dans le salon familial.

De l'apprentissage de la lecture : qui s'en charge ? Avec quels manuels ? Le poids de l'église catholique sur l'enseignement des filles, d'autant que les manuels d'orthographe et de grammaire des garçons ne sont pas deux des filles (mais les versions abrégées de Robinson Crusoé existent déjà). Et dans quel but ? Puisqu'elles ne feront pas d'études.

Lecture collective encore très répandue et lecture individuelle, dans sa tête et dans sa chambre. Lecture du journal (lequel ?) ou de romans – lesquels ? Walter Scott a beaucoup de succès. Mais surtout les livres de piété (renouveau de l'édition catholique). Il y a la liste des maladies (uniquement féminines) provoquées par la lecture excessive. Et une fois mariée, peut-on encore lire ?

Au 19e siècle, la femme est mineure. Elle ne fréquente pas seule les bibliothèques ou les cabinets de lecture. On remercie le Collège de France dont les cours étaient accessibles aux femmes. Qu'elle ne s'avise pas d'aller commander le livre qu'elle veut, car son choix ne sera sans doute pas correct au vu de son âge, de son sexe, de sa dignité, etc. 

Dalou, Femme lisant, 1877, collection privée


Dire ce que l'on lit est tout autant révélateur de nos lectures effectives que de notre positionnement à l'intérieur des hiérarchies sociales et culturelles. C'est d'autant plus vrai pour des lectrices qui, pour la plupart, parlent depuis une position périphérique par rapport au monde littéraire. (…) Lorsque Élisa Perrotin, modeste fille d'artisan, se présente dans ses mémoires comme une grande lectrice, ayant lu toute la production littéraire (ou presque) de son temps, elle fait un pas en direction d'un univers qui la fascine et qu'elle voudrait pénétrer. Qu'elle ait réellement lu tous ces livres importe moins que de comprendre ce que cela nous révèle du rapport d'une femme d'origine populaire au savoir et à la littérature. À l'opposé, le quasi-silence de l’aristocrate Soline Pronzat de Langlade, que l'on sait bien instruite, s'explique par le carcan moral qui l'empêche de trop se mettre en avant, sous peine de passer pour une pédante.


"Je vous recommanderai à l'un de nos bibliothécaires, il fera porter dans mon cabinet les livres dont vous aurez besoin ; et pendant les vacances prochaines, vous enverrez prendre par un commissionnaire tous les ouvrages que vous jugerez vous être nécessaires. Vous n'êtes pas encore d'âge à aller seule aux bibliothèques publiques."

On est en 1831 et ce monsieur s'adresse à une femme de 37 ans, que l'on n'estime pas être capable de consulter elle-même sur place toute seule les ouvrages qu'elle souhaite.



Si le sujet vous intéresse, mais que vous avez la flemme, vous pouvez écouter l'autrice dans cette émission.

En 2015, Laure Adler et Stefan Bollmann ont fait paraître Les Femmes qui lisent sont dangereuses. Je ne l'ai pas lu, mais le propos semble fort différent puisqu'il s'agit d'un panorama des représentations au fil des siècles et non pas une étude historique précise des pratiques réelles de lecture.




mardi 2 décembre 2025

Elle n'est pas du tout un écrivain, en réalité ; elle n'est qu'une excentrique douée.

 

Michael Cunningham, Les Heures, parution originale 1998, traduit de l'américain par Anne Damour, édité en France par Belfond et Points.

Une variation autour de Mrs Dalloway ? C'est plus que cela.


Le roman articule trois moments, qui finissent peut-être par entretenir un lien entre eux. En 1923 Virginia Woolf est en train d'écrire Mrs Dalloway, mais elle oscille entre ses terribles douleurs et l'exigence de la normalité. Elle a envie de retourner à Londres (on peut s'extasier sur le banc dans le jardin, mais ce n'est pas là que tout se passe). En 1949, Laura, à Los Angeles s'efforce de vivre une journée de mère au foyer parfaite, alors qu'elle meurt d'envie de poursuivre la lecture d'un roman, Mrs Dalloway, et qu'elle rêve d'une vie autre, à l'écart, avec des rêves dedans. En 1999, Clarissa, new-yorkaise bourgeoise, s'apprête à donner une réception en l'honneur de son ami Richard. Elle s'interroge sur la vie qu'elle aurait pu avoir avec Richard et qu'elle n'a pas eue, sur la vie qu'elle a avec Sally et avec sa fille.
(En 2025, Nathalie qui a déjà lu trois fois Mrs Dalloway se décide à le racheter, mais dans une autre traduction, dans l'idée de redécouvrir le roman qu'elle connaît. Nathalie ne rêve plus trop à la vie qu'elle n'a pas eue.)

Mrs Dalloway dit quelque chose (quoi ?) et partit acheter les fleurs.
C'est un faubourg de Londres. En 1923.
Virginia se réveille. Ce pourrait être une autre façon de commencer, certes ; avec Clarissa qui part faire une course un jour de juin, au lieu des soldats qui vont en rang déposer une couronne à Whitehall.

Certes les clins d'oeil au roman sont nombreux (Meryl Streep remplaçant la reine d'Angleterre), mais ce sont davantage des points de rendez-vous avec une œuvre qui sert de guide aussi bien à Cunningham qu'à ses personnages.

J'ai beaucoup aimé cette lecture, engloutie le temps d'un voyage entre la Normandie et Marseille. J'apprécie les réflexions légères et cruelles, tendres et réalistes, sur la vie et ses atermoiements, ses aller-retour et la fuite du temps. On se focalise sur les moments de bascule, ou du moins ceux que l'on perçoit comme tel, des petits instants décisifs où toute l'existence se jouerait (ou pas, parce que chacun peut suivre naturellement sa voie). Comment les années passées, les habitudes, les liens avec les personnes, conditionnent les années futures, les rencontres que l'on fera, les voyages que l'on réalisera, combien il est difficile de rompre avec un passé, que l'on soit écrivain ou mère au foyer ou intellectuelle bobo.

Elle ne se lamentera pas sur ses possibilités gâchées, ses talents inexplorés (et si elle n'avait aucun talent, après tout ?). Elle va continuer à se consacrer à son fils, à son mari, à sa maison et à ses tâches, à tout ce qu'elle a reçu. Elle désirera vraiment ce second enfant.

C'est aussi un roman hanté par la mort et le suicide, suicide réel, ou suicide tentation, comme une échappée, un ultime pas de côté. Manière aussi de rappeler que les romans de Woolf sont hantés par la guerre, présente sans cesse à l'arrière-plan, plus ou moins proche.

Fougeron, Les Coings ou La Cuisinière endormie 1947, Roubaix Piscine


Elle se sent un court instant merveilleusement seule, tout est encore devant elle.

Ce que la littérature apporte dans nos vies, une fenêtre sur un ailleurs ou un possible (ou sur un impossible), une soupape pour tenir, un espoir, une échappatoire aussi.

Il reste à acheter les fleurs. Clarissa feint d'être exaspérée (encore qu'elle ne déteste pas faire ce genre d'achats), laisse Sally ranger la salle de bains, et sort hâtivement, promettant d'être de retour dans une demi-heure.

C'est à New York. À la fin du XXe siècle.
C'est après le prologue.

Nous donnons nos réceptions ; nous abandonnons nos familles pour vivre seuls au Canada ; nous nous escrimons à écrire des livres qui ne changent pas la face du monde, malgré nos dons et nos efforts obstinés, nos espoirs les plus extravagants. (...) Mais il y a ceci pour nous consoler : une heure ici ou là pendant laquelle notre vire, contre toute attente, s'épanouit et nous offre tout ce dont nous avons jamais rêvé.

Vous êtes prévenus : attendez-vous à une relecture de Mrs Dalloway.


samedi 29 novembre 2025

Les Pénitents des Mées

 

Le blog est en PACA et nous ne sommes pas très loin de Digne. Le long de la route, votre regard est inévitablement attiré par une spectaculaire constitution rocheuse : ce sont les Pénitents des Mées.

Les Mées constituent un village posé dans la vallée.

La roche s'appelle du poudingueformé il y a quelques millions d’années par consolidation des débris rocheux arrachés à la chaine alpine et roulés par la Durance.

Ces rochers ont plus de 100 mètres de haut. Méfiance si vous voulez randonner dans le coin, car la roche est friable et des éboulements se produisent de temps en temps.

Les Pénitents sont en processions sous leur capuche pointue. Ce sont évidemment des moines de la Montagne de Lure pétrifiés par Saint Donat au temps des invasions sarrasines et punis pour s’être épris de jeunes femmes - méfiez-vous des jeunes femmes.


La semaine prochaine nous serons en Haute-Provence.