La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 18 avril 2024

Il s’appelait Norbert Lacassagne, il avait trente ans et se croyait du Nord parce qu’il était de Valence.

 


Marcel Pagnol, Les Pestiférés, 1962.

 

C’est un petit groupe d’habitants qui vit dans ce qui est alors – au début du XVIIIe siècle – à l’extérieur de Marseille, un noyau villageois, comme on dit, composé du médecin, du notaire, du boulanger, etc. Un soir, au début de l’été, le médecin réunit tout le monde : il semble que la peste soit en ville. On raconte des histoires épouvantables, de cadavres dans les rues, de galériens les ramassant sur une charrette, etc.

Notre petite société s’organise pour tout à la fois s’isoler du reste du monde, réunir des vivres pour tenir le coup, et faire croire aux voisins qu’ils sont tous morts, pour ne pas être embêtés. Jusqu’au jour où une nouvelle inquiétante les oblige à prendre une décision radicale…

Les textes de fiction mettant en scène la peste de 1720 ne sont pas si nombreux. Pagnol donne un point de vue périphérique, puisque, de tous les personnages, seul le médecin a réellement vu la peste. À cet égard, ce Maître Pancrace apparaît comme ces figures de sachant et de meneur d’hommes, héritier des personnages de Jules Verne. Les événements les plus atroces ne sont ici que des rumeurs et semblent à peine croyables ou crédibles. Le récit de l’épouvantable pandémie prend l’allure d’un récit de confinement, avec ses stocks de nourriture, ses adultères, son ennui, voire celui d’une farce grotesque – où l’on se déguise en cadavres pour faire peur aux soldats.

J’ai bien aimé la peinture de cette société en miniature, qui n’est pas sans faire penser à une crèche, même si seuls les hommes et la bonne du médecin ont un nom, les autres n’étant que « les femmes et les enfants ». C’est dommage parce que Pagnol a un vrai talent pour inventer des noms propres et croquer une figure en quelques mots.

C’est une longue nouvelle, un petit roman, à l’origine récit rapporté faisant partie du Temps des amours, mais devenu indépendant.

C’est un texte laissé inachevé par la mort de l’auteur. En l’état actuel des choses, la fin semble ouverte à l’espoir. Toutefois, Nicolas Pagnol (petit-fils de) a dirigé la publication d’une adaptation en bande dessinée (de Samuel Wambre, Serge Scotto et Éric Stoffel), dans laquelle la fin reprend celle que l’auteur avait raconté à ses proches avant de mourir. Elle est beaucoup plus sombre.

 

À côté de ces notables, il y avait quelques petits commerçants, comme Romuald le boucher, gros et rouge comme il convient, mais presque stupide quand il n’avait pas un couteau à la main ; Arsène, le mercier-regrattier, qui était tout petit, et Félicien, le boulanger, dont les brioches cloutées d’amandes rôties étaient fameuses jusqu’au Vieux-Port. Malgré ses trente-cinq ans, il plaisait encore aux femmes, parce qu’il avait la peau très blanche – peut-être à cause de la farine – et la poitrine velue de poils dorés. Il y avait aussi Pampette, le poissonnier ; Ribard, le menuisier boiteux ; Calixte, qui travaillait à l’arsenal des galères.

Photo prise à 15 min de chez moi.
 

Une lecture commune autour de Pagnol organisée par Et si on bouquinait.

Et si on bouquinait a lu Jean de Florette.


J'ai commis un fort long article sur la peste de 1720, avec archives et peintures. Notez qu'il est abondamment question du Vinaigre des Quatre Voleurs dans le roman. Et mardi, un livre d'archives et de chroniques contemporaines des événements (Frédéric Jacquin, Marseille, malade de la peste).

 



 

mardi 16 avril 2024

Journal historique de ce qui s'est passé dans la ville de Marseille et son terroir à l'occasion de la peste depuis le mois de mai 1720 jusqu'en 1723.

 


Frédéric Jacquin, Marseille malade de la peste 1720-1723, 2023 aux PUF.

 

L’histoire est connue. Encore que.

Jacquin publie ici deux textes qui ont été rédigés a posteriori par deux contemporains des événements, le religieux Paul Giraud et le négociant Pierre-Honoré Roux. Leur lecture est saisissante. Si l’on trouve ici les morceaux connus, la lecture de la chronique jour par jour est éprouvante (oui, on peut mal dormir). Je note, parmi les originalités de ces récits, tout d’abord la chronologie puisque nos auteurs traitent également de la rechute de la peste en 1722 et vont jusqu’à sa fin déclarée en 1723, et la géographie ensuite, puisque tous deux parlent de la façon dont l’épidémie se répand dans ce qui est alors le « terroir » (aujourd’hui, les quartiers excentrés de Marseille) et dans la Provence, sans se cantonner aux rues jonchées de cadavres.


Le 26 juillet 1720.

Ils supprimèrent la procession de la Ste Vierge du Carmel, appréhendant que des gens pestiférés ne se jetassent dans la foule. Il ne s’agissait donc plus que d’ouvrir les yeux au peuple, mais on ne jugea jamais à propos de publier la peste et de dire, ouvertement : sauve qui pourra. Ce trop grand ménagement fut dans la suite très pernicieux et causa la perte d’un nombre infini de personnes.


Les deux textes mettent l’accent sur les efforts ininterrompus des échevins (alors que tous les « gentilshommes » se sont rapidement enfouis) (et que certains ordres religieux se sont soigneusement enfermés) (mais pas tous) pour rassembler les cadavres, ouvrir des hôpitaux, approvisionner la ville qui a presque été autant menacée par la famine que par la maladie, faire régner un semblant d’ordre public, alors même que toute l’administration était soit morte soit enfuie (tout comme les commerçants).


Le 28 juillet 1720.

Les uns l’appelaient peste, les autres lui donnaient un autre nom. Cette variété d’opinions suspendait toujours plus les esprits entre la crainte et l’espérance, à mesure que toutes les affaires cessaient, que le commerce s’interdisait d’un jour à l’autre. On ne s’entretenait plus que de la maladie. Toutes les conversations ne roulaient que là-dessus. C’était la gazette du temps. Chacun était attentif à tout ce qui se passait. Au bout du compte, on s’étourdissait et on ne savait à quoi s’en tenir.


Je note un fort effet de lecture. S’il n’y avait pas eu la pandémie de covid-19, nous lirions la plupart de ces pages en nous disant : « Oh la la, ces gens du XVIIIe, ils ne sont pas rationnels, pas organisés, pas efficaces, etc. » Sauf que nous avons vécu ces semaines de février 2020 où l’Italie était cruellement touchée par la maladie et où nous l’avons regardée, en attendant que les morts envahissent les morgues et où les hôpitaux débordent pour réagir plus intelligemment qu’en fermant la frontière, nous avons vécu ces décisions arbitraires et autoritaires (en 1720 aussi, la maladie a permis au pouvoir central de mettre en place des pouvoirs de police exceptionnels), ces discussions absconses pour savoir si une librairie était plus essentielle qu’un fleuriste (et si l’on avait suivi le représentant du Régent et du Roi à Marseille, je crois qu’on aurait interdit toutes les messes), nous avons vécu la difficile décontamination. Il y a beaucoup de choses qui n’ont pas tellement changé.

C’est un exemple concret où les conditions de lecture ont un impact direct sur la compréhension d’un texte et sur l’appréhension d’un témoignage. Un cas intéressant pour les historiens.


Le 31 juillet 1720.

Le même jour, la chambre des vacations du Parlement d’Aix fit arrêt, déclara la ville de Marseille suspecte, défendit sous peine de la vie à tous ses habitants de passer au-delà des limites de leur terroir et à tous ses habitants de passer au-delà des limites de leur terroir et à tous les habitants des villes, bourgs, villages et autres lieux de Provence d’y venir et de communiquer avec eux sous quel prétexte que ce fut.


Il y a le récit des quartiers bouclés, des interdictions de circuler, des distributions de nourriture, la lenteur de la prise de conscience initiale, les étrangers bloqués sans pouvoir rentrer chez eux, la ville coupée du monde pendant des mois, les curés qui disent la messe sur le parvis des églises, le silence de la ville quand tout s’arrête (les cloches, le commerce, les navires, les métiers), le retour des blanchisseuses après le pic des morts, le chômage.

C’est loin de se lire comme un roman, mais c’est instructif.

 

Le 25 (août), il ne fut plus question de dissimuler et de s’étourdir sur la nature du mal. Les esprits forts furent consternés comme les plus faibles. La terreur et l’épouvante saisirent tout le monde ; ce n’était plus que des jours deuil, de larmes, de tristesse et d’angoisse. Ces jours d’ennui et de l’alarmes étaient toujours trop longues et les nuits ne portaient que l’horreur et la crainte. On ne pouvait plus enlever journellement les cadavres parce que la plupart des corbeaux (noms des gens qui enlèvent les corps) étaient morts ou mourants.

 

Le 29 (août), quel qu’effort que l’on ait fait le jour précédent pour enlever tous les corps morts qui s’étaient trouvés dans les rues, il en était resté un grand nombre dans les maisons. Il mourut plus de mille personnes pendant la nuit. À la pointe du jour, toutes les rues en furent couvertes. (…) Les vapeurs malignes qui sortaient des maisons où il y avait des cadavres pourris, celles qui s’élevaient de toutes les rues pleines de matelas, de couvertures, de linges, de haillons et toute sorte d’ordures qui croupissaient depuis quelque temps, l’odeur puante et cadavéreuse des morts et des malades qui remplissaient le pavé, donné lieu d’appréhender que l’air même ne devint contagieux.

Proclamation à l'occasion de la Saint-Roch, août 1720.
 

Le 15 janvier 1721.

Comme chaque jour était marqué de quelque nouvelle ordonnance, il y avait presque autant de variation dans le gouvernement que dans la maladie.

(ça on connaît)

 

Quoique les ouvriers fussent déjà en grand nombre, ils changeaient pourtant les habitants, ils se faisaient surpayer. Les maçons gagnaient un écu par jour, les manœuvres vingt-cinq sols. Les paysans en gagnaient tout autant à bêcher la terre. La cherté étonnante de toutes les denrées et de toute sorte de marchandise causait en partie ce dérangement.

Fin du journal de la peste.

 

À l'occasion d'une exposition d'archives et de peintures, j'ai commis un grand article sur le sujet.

Jeudi il sera encore question de la peste.



 

samedi 13 avril 2024

À table avec Jésus

 


Nous sommes dans une série iconographique sur la vie de Jésus adulte. Aujourd’hui, des récits de table (on mange beaucoup dans la Bible).

 

Il y a tout d’abord les Noces de Cana où Jésus change l’eau en vin et d’ailleurs ce serait son premier miracle. Mais je n’ai photographié aucune oeuvre illustrant l’épisode (la peinture la plus célèbre est située en face de la Joconde, bien sûr).

 

Le Repas chez Simon, appelé aussi l’Onction à Béthanie

L'épisode est le suivant : Jésus est invité à la table d’un pharisien Simon. Une femme pécheresse apprend qu’il est présent.

Ayant appris qu’il était à table chez le pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Se plaçant alors en arrière, tout en pleurs, à ses pieds, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; puis elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. À cette vue, le pharisien qui l’avait invité se dit en lui-même : « si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse ! »

(blabla de Jésus avec une parabole)

Jésus dit à la femme : « Tes péchés seront remis ». Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : « Quel est cet homme qui va jusqu’à remettre les péchés ? » Mais il dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée ; va en paix ».

Il est tentant d’identifier la femme pécheresse avec « LA » pécheresse, c’est-à-dire Marie-Madeleine, mais certains penchent aussi pour Marie de Béthanie (la sœur de Marthe et Lazare).


Là où c’est un peu perturbant est que le Lavement des pieds est aussi l’acte accompli par Jésus, lavant les pieds des apôtres, avant de s’attabler pour la Cène (on se situe donc le jeudi saint). C’est un geste honorifique dans l’antiquité gréco-romaine-proche-orientale (il y a plein de références sur la page Wikipedia), qui fait toujours partie des rites du monde chrétien.

 

Ces trois appellations créent un peu de confusion.

L’ensemble est propice à la représentation d’immenses tablées, avec des convives, des serviteurs, des chiens, des curieux, des trucs et des machins, un régal de peinture.


Nous commençons donc avec le boss du jour : Véronèse.



Véronèse, Le Repas chez Simon, 1570, Brera, 7 mètres de long et 2,75 mètres de haut. La scène principale est reléguée sur le côté gauche, vers lequel se tournent tous les regards - ce décentrement est plutôt habile pour introduire du mouvement. Les visages et les attitudes traduisent la curiosité, l'incrédulité, la réprobation (on les imagine bien avec leur téléphone pour filmer la scène). Il y a une scène symétrique à droite, mais j'ai du mal à comprendre de quoi il s'agit. Le repas a lieu dans un palais à l'antique, dans une architecture palladienne, avec colonnes de marbre, dallage, petite arcade au fond du jardin. Bien sûr, l'oeil se perd dans les détails. Les serviteurs, qui sont des enfants, noirs et blancs, devant la table. Je m'interroge sur les proportions, car Jésus et la pécheresse me semblent petits par rapport aux autres figures.

Malgré la profusion, la toile respire une certaine austérité - accumulation de ces visages sévères ?




 

Véronèse, Le Repas dans la maison de Simon, 1555, Turin, 3 x 4,5 mètres, et c'est nettement plus animé, en partie grâce à ce format presque carré, qui permet une accumulation de figures. Jésus a plus l'allure d'un pacha que d'un modeste prophète et la pécheresse est somptueuse. Il y a un perroquet, un vase qui va tomber du plateau, des serviteurs noirs, des chiens, des couleurs...

Sur le côté gauche, il y a un palais en construction et des gens dont je ne sais pas trop ce qu'ils font.





Une pièce en albâtre, peinte, fabriquée en Angleterre au 15e siècle, conservé à Lille. L'objet est particulièrement beau. D'un point de vue iconographique, on voit bien une contamination entre le thème du "repas chez Simon" et celui de la Cène. Si les chiens apportent une présence familière et sympathique, les os ne sont pas sans faire penser à ceux du Golgotha.
En tout cas, la rangée de petits petons sous la table est très réussie.

Une peinture anonyme française du XVe siècle (conservée à Lille). Le repas se tient dans une demeure bourgeoise : tenture et cuir au mur, lustre, horloge, vitre à la fenêtre. Le décor fait penser aux peintures de Van Eyck.

Simon et son entourage sont vêtus de vêtements de couleurs vives, de fourrures et de beaux chapeaux, même si le repas est très simple (là encore, cette table annonce celle de la Cène).

Il n'y a aucune femme à table - il n'y en a pas beaucoup chez Véronèse non plus, même si la présence des servantes brouille un peu le regard. Les peintures de Véronèse sont destinées à orner les réfectoires de monastères et il n'y a pas de femme à table. Chez ce peintre anonyme, on voit bien que dans une maison comme il faut, les femmes ne s'attablent pas avec les hommes.

La pécheresse est quasiment allongée sur le sol : alors que les autres hommes semblent s'essuyer les pieds sur son dos elle embrasse dévotement le pied de Jésus, Jésus très sobrement vêtu d'une tunique noire.


Un vitrail de 1250, provenant du couvent des Madelonnettes de Hagueneau (conservé à Lille). Au Moyen Âge, on accepte la présence d'une dame à table ! Et les plats regorgent de poissons ! Les couleurs de ce vitrail sont magnifiques et intenses. Et le dessin de la nappe, des plats et des visages est très réussi.


Les épisodes précédents : Baptême de Jésus ; Jésus soumis à la tentation ; enseignement et miracles de guérison ; miracles aquatiques

La semaine prochaine sera plus allégorique.


jeudi 11 avril 2024

L’été était tellement en avance qu’on aurait presque pu l’appeler printemps.

 


Tove Jansson, La Fille du sculpteur, parution originale 1968, traduit du suédois par Catherine Renaud, édité en français par La Peuplade.

 

Une suite de courts textes raconte l’enfance d’une petite fille en Finlande dans les années 1920-1930. Un appartement en ville, mais surtout une maison dans une île. La mère est illustratrice. Elle peint à l’encre et envoie ses productions à des éditeurs. Le père, très présent, est sculpteur et il y a un grand atelier avec des plâtres. Il y a d’autres gens aussi, des amis, des voisins, une bonne. Il y a surtout l’imaginaire de la petite fille, ces grandes créatures noires qui glissent sur les tapis, la fantaisie des histoires, les animaux… tout un monde.


Un dimanche, je lui ai appris comment échapper aux serpents qui se trouvaient à l’intérieur du grand tapis de son appartement. Il suffisait de marcher sur les bords pâles et sur toutes les couleurs claires. Si on marche à côté, sur le marron, on est perdu. Ça grouille de tant de serpents que c’en est indescriptible, et il faut les imaginer. Chacun doit imaginer son propre serpent, car ceux des autres ne sont jamais aussi horribles.


On joue à se faire peur et à se rassurer, on se crée des cabanes sous la table. On entend les adultes faire la fête. L’atmosphère est familiale dans cette famille un peu bohème. Il y a aussi des tempêtes et des contrebandiers d’alcool. On prétend être la reine d’un royaume de mousse et de cailloux. Il y a une maison engloutie dans la neige. Il y a un récit de Noël assez drôle avec un grand sapin et un singe qui gobe le santon du petit Jésus.

Il y a la forêt et un iceberg sur la mer.

Un livre charmant que j’avoue avoir lu assez rapidement, alors qu’il aurait mérité plus d’attention de ma part.

Tête sculptée d'une petite fille
Charpentier, Buste de Linette Aman-Jean, 1908, terre cuite, Orsay, en dépôt à Roubaix Piscine
 

Après la musique viennent les souvenirs de guerre. J’attends un peu sous la couverture, mais je me relève toujours quand ils attaquent le fauteuil d’osier. Alors, papa va chercher sa baïonnette accrochée au-dessus des sacs de plâtre dans l’atelier, et tout le monde se lève et crie pendant que papa attaque le fauteuil d’osier. Dans la journée, il est recouvert d’une couverture pour qu’on ne voie pas à quoi il ressemble. Après le fauteuil d’osier, pape ne veut plus jouer de la balalaïka.

 

La deuxième baie est pleine de roseaux, et quand le vent souffle, cela cliquette, siffle, bruit, chuchote et gémit lentement, doucement, doucement, on marche droit dans les roseaux et on est caressé de tous les côtés et on marche et on marche et on ne pense à rien. Les roseaux sont une jungle qui va jusqu’au bout du monde. Toute la terre n’est couverte que de roseaux chuchotants et tous les gens sont morts et je suis la seule qui reste et qui ne fais que marcher et marcher dans les roseaux.

 

Une écrivaine. La Finlande sur le blog. De Jansson j'ai aussi lu Moomin et la grande inondation.

Je compte bien lire ses autres titres.




 

mardi 9 avril 2024

Cependant j’aimais déjà écrire, mais pour moi tout seul par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable.

 


 

Pierre Loti, Le Roman d’un enfant, 1890.

 

Dans ce livre, Loti raconte ses souvenirs d’enfance depuis son plus jeune âge jusqu’à celui où il décide d’entrer dans la Marine. Le récit est chronologique, mais pas continu. Les fragments et les moments se suivent. Et c’est tout à fait charmant.


Au début de l’existence, mon histoire serait simplement celle d’un enfant très choyé, très ténu,très obéissant et toujours convenable dans ses petits manières, auquel rien n’arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu, et qu’aucun coup n’atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitude tendre.


Il y a l’enfance dans la maison en ville, Rochefort n’étant jamais nommé, les vacances dans l’île (d’Oléron), et surtout les rêveries poétiques d’un garçon imaginatif, qui aime les histoires et les contes. Loti écrit âgé, alors qu’il est un auteur reconnu, et porte un regard volontiers mélancolique sur ces années où il se tenait éloigné du monde réel. Rien n’est dit des épreuves que traversera plus tard la famille, même s’il y est fait allusion. Nous sommes dans une tentative de retrouver ce monde de l’enfance, un roman donc.


Quand je regardais les hommes d’un certain âge qui m’entouraient, et que je me disais : il faudra un jour être comme l’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout… alors une désespérance sans bornes me prenait ; je n’avais envie de rien de possible ni de raisonnable ; j’aurais voulu plus que jamais rester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu’il faudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante.


Il y a des phrases tendres pour sa mère et pour tous les autres membres de sa famille.

On trouve une famille de marins, avec des marais salants, la piété huguenote, les objets rapportés des lointains mystérieux, et surtout tous les jeux des enfants (celui de la chrysalide notamment).

 

Devant moi, quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir ; une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel… Évidemment c’était ça ; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que ce fût ainsi, non, rien que de l’épouvante : je reconnaissais et je tremblais. C’était d’un vert obscur presque noir ; ça semblait instable, perfide, engloutissant ; ça remuait et ça se démenait partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus, s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé, comme un manteau lourd.

Très loin, très loin seulement, à d’inappréciables profondeurs d’horizon, on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux,une longue fente vide, d’une claire pâleur jaune…

Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue ?

 

Goeneutte, Portrait de Jean Buhot à 6 ans, 1891 Cherbourg