La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 13 août 2025

Et le chœur de l’aube, tout le contraire.

 
Seamus Heaney, « La pulsation », recueil La Lucarne, 1991, traduit de l’irlandais par Patrick Hersant.

Glissement facile
du moulinet. Un bref
coup de poignet
et le vairon filait 

murmurant et soyeux,
alourdi d’un rien.
C’était la claire joie
du matin, tout le contraire

d’un effort – une pure
durée : alors
la pulsation de la ligne
pénétrant l’eau

était plus faible dans la main
que le battement remémoré
du cœur d’un oiseau. Alors, après
cet abandon fugitif, il était bon

de rembobiner, de se sentir 
rattaché par un fil, des talons
jusqu’au bout de la gaule, à la ferme
prise de la rivière effilochée.

Quand je pense que personne ne propose de challenge littéraire sur la pêche à la ligne, alors qu'il y a une telle bibliographie sur le sujet !
Le blog est en vacances et espère que vous prenez le frais au bord de la rivière.


jeudi 7 août 2025

La Seine, deux jours plus tard, avec ses courbes paisibles, nous a guidés de Rouen vers Les Andelys.

 

Edith Wharton, La France en automobile, parution originale 1908, traduit de l'américain par Jean Pavans, édité en France par le Mercure de France et aujourd'hui chez Folio.

Moi qui apprécie tant les voyages en train – et éventuellement en bus –, me voici dans la voiture de Wharton, filant sur les routes de France, au début du XXe siècle.

Un voyage léger, rapide, trop rapide même à mon goût, sans forcément d'érudition, ni même de pittoresque. J'ai l'impression que Wharton apprécie par-dessus la façon dont l'automobile lui permet de découvrir autrement les paysages et les villes françaises : suivre une rivière, s'éloigner d'une montagne, approcher progressivement d'un clocher que l'on aperçoit d'abord de loin, se rendre compte de l'effet produit par la masse assemblée d'une colline et de son village... une expérience physico-géographique, qui s'adresse aux yeux et qui bouscule sa perception de l'espace.

Je note d'ailleurs que le trajet évite soigneusement les très grandes villes, puisque les seules agglomérations importantes sont Toulouse, Bordeaux, Rouen (et en 1900 c'étaient pas des capitales), à l'exception d'une nuit à Lyon.

Si nous avions fait cet itinéraire par chemin de fer, nous nous sérions par nécessité arrêtés plus longtemps à chaque étape, et nous aurions engrangé davantage d'impressions spécifiques ; mais nous aurions manqué ce qui est, d'une certaine façon, la véritable révélation du voyage, le sens de la continuité, de la relation entre les différents territoires, l'intimité avec les zones non répertoriées s'étendant entre les centres historiques successifs.

Tout comme les voyages en chemin de fer ont perturbé la façon dont on pouvait appréhender un paysage, ceux en voiture constituent une découverte (et c'est très bien raconté par Proust, rappelez-vous). On part quand on veut, on arrête quand on veut, on continue à rouler toute la nuit, etc.
Ceci explique la prédominance dans les sites visités des paysages certes, mais aussi des églises médiévales et des châteaux. Je pense que Wharton a dû lire des volumes de La France pittoresque, qui ont grandement participé à cette redécouverte de la France médiévale. Il y a aussi deux grandes stars : George Sand dont la maison de Nohan a droit à deux visites et Mme de Sévigné, indispensable évocation au moment de visiter Grignan. La romancière est pressée (tout le pays en moins de 200 pages 😮 ) et je n'ai cessé de me lister les lieux où elle ne s'arrête pas (ou dont elle ne parle pas). Je suis d'ailleurs frappée par le nombre de lieux touristiques qui se sont ajoutés depuis cette époque : de la grotte de Lascaux au palais du facteur Cheval, des sites historiques des deux guerres mondiales aux architectures contemporaines... le champ du tourisme s'est considérablement élargi !

Cathédrale d'Amiens, cathédrale de Rouen, cathédrale de Beauvais, Vézelay, les antiques de Saint-Rémi-de-Provence, l'Auvergne, Bourges, Angoulême, les quais de Bordeaux, Lourdes, Argelès, Aix-en-Provence (le tableau de Nicolas Froment et le musée des Tapisseries) (c'est que Wharton aime ce que l'on appelle alors les primitifs français), musée des beaux-arts de Dijon, Bourg-en-Bresse...

Colville, Chien dans une voiture, 1999, Halifax Art gallery of Nova Scotia


L'automobile a restauré le romantisme du voyage.

Nous libérant de toutes les obligations et promiscuités du chemin de fer, des contraintes horaires et des sentiers battus, de l'approche des villes par des zones de laideur et de désolation créées par la voie ferrées même, elle nous a rendu l'étonnement, l'aventure et la nouveauté qui animaient les trajets en malle-poste de nos grands-parents. Au-dessus de tous ces plaisirs retrouvés, il faut ranger l'enchantement de prendre une ville à l'improviste, de s'y glisser par des portes arrières et des chemins non répertoriés, d'y surprendre quelque aspect intime du passé, quelque silhouette cachée depuis un demi-siècle ou plus par le vilain masque du remblai des voies et la masse métallique d'une énorme gare.
C'est le début.

À coup sûr nous avons absorbé beaucoup de la Loire en suivant ses courbes ce jour-là : un fort sentiment du déploiement métallique de ses flots, de l'amabilité de ses rives, de la douce platitude de ce paysage de vignobles et de jardins, image d'une société hautement évoluée mais légèrement insipide ; une impression de longs villages blancs, de villes solidement coniques sur de petites collines, etc.

L'édition Folio est précédée d'une excellente préface de Julian Barnes qui indique... que tout est faux ! Ou presque. Edith Wharton voyage avec son mari, Henri James et un chauffeur, mais les domestiques partent devant en train avec tous les bagages. Où l'on comprend que l'arrêt à Lyon ou à Paris a dû durer plus longtemps que ce qui est raconté. Le livre est une sorte de mise en scène d'un voyage en automobile qui, en réalité, a duré plusieurs semaines, et n'a sans doute pas été aussi rapide qu'il le laisse penser. C'est l'image d'une escapade, d'une course, c'est presque un jeu, mais ce fut en réalité deux ou trois grands voyages.

Edith Wharton sur le blog :

Au temps de l'innocence : roman de la haute société new-yorkaise, mais je ne le trouve pas très bon.
Ethan Frome : un très beau roman de neige.
L'Été : apparemment j'ai apprécié, mais je ne m'en souviens plus du tout.

Je note qu'elle a publié et réuni en un volume une série d'articles sur le front de la Première guerre et cela m'intéresse bien.

Évidemment, cette lecture donne envie de monter dans le train (ou le bus) et de visiter les petites villes de France, mais en prenant son temps.
Grâce à la vitesse de l'automobile, me voici avec une semaine d'avance pour ma participation aux escapades européennes de Cléanthe. À noter que le blog vous propose de nombreuses escapades européennes, entre Venise et Vierzon, sans oublier l'archéologie espagnole – un jour l'Angleterre reviendra !
En attendant, le blog et moi allons, nous aussi, prendre des vacances. Je vous retrouve fin août ou début septembre. Portez-vous bien !




mardi 5 août 2025

Elle ne fait rien, absolument rien que d'être elle-même.

 

Nan Shepherd, La Montagne vivante, écrit pour l'essentiel en 1945, publication en 1977, traduit de l'anglais par Marc Cholodenko, édité en France par Christian Bourgois en 2019.

Marcher dans les montagnes d'Écosse. Les arpenter encore et encore, en hiver, dans le vent, en été quand les nuits sont très courtes – je n'imaginais pas les Cairngorms aussi au Nord (enfin, je n'imaginais pas grand-chose à leur sujet avant d'ouvrir ce livre). Les chapitres sont thématiques : le plateau, les recoins, l'eau, le gel, l'air, les plantes, les animaux, etc. Les souvenirs et les observations de plusieurs dizaines d'années sont ainsi regroupés. L'ensemble constitue cette montagne vivante.

Il est agréable d'émerger du sommet d'un nuage. Une ou deux fois j'ai eu la chance de me trouver sur un promontoire et de voir une plaine d'une éblouissante blancheur de nacre s'étendre jusqu'à l'horizon. Au loin, un autre pic se détache de l'épais brouillard comme une petite île. On dirait le matin de la création.

Dans sa simplicité, le livre parvient superbement à rendre cette impression que l'on ressent face au spectacle du paysage (relief, rocher, plantes, animaux, atmosphère, lumière), impression de plénitude et d'apaisement. Exercer son attention est bénéfique pour l'esprit et la perception de soi.

Je retiens les évocations des rapaces et des martinets (qui enchantent aussi mon ciel du grand Sud).

L'été en haute montagne peut être aussi délicieux que le miel ; il peut aussi être un fléau mugissant. Pour ceux qui l'aiment, l'un et l'autre sont bons, puisque tous deux font partie de sa nature essentielle.

C'est le début.

Photo prise sur Wikipedia : Les Cairngorms en hiver, depuis le sommet de Geal Charn dans les Grampians.

La glace peut être d'une pureté cristalline, bien qu'elle soit probablement translucide, crêpelée, craquelée ou semée de bulles ; entièrement verte ou seulement sur les bords. Quand l'eau tournoie autour des pierres, la glace se forme en une structure opaque, circulaire, brisée.

L'air fait partie de la montagne, qui ne s'arrête pas à ses rochers et son sol. Elle possède son air à elle, et c'est à la qualité de son air qu'est due l'infinie diversité de ses couleurs. Brunes pour la plupart en elles-mêmes, dès que nous les voyons vêtues d'air, les collines deviennent bleues. Toutes les nuances de bleu, du blanc laiteux opalescent jusqu'à l'indigo, sont là. Alors les ravins sont violets. Les nuances de gentiane et de delphinium, animées de feu, se tapissent dans les replis.

Je me reproche régulièrement de ne pas aller marcher suffisamment dans les paysages qui sont autour de moi. Chaque année, la bonne résolution est prise d'aller randonner là et là, même si mes prétentions sont modestes. Cette lecture me redonne envie d'arpenter – mais il faudra attendre la fin des grandes chaleurs.


samedi 2 août 2025

Mausolée de Pozo Moro et bêtes étranges

 

On remonte le temps et on en vient aux monuments funéraires des premiers ibériques.

Le mausolée de Pozo Moro (province d'Albacete, Espagne) a été érigé vers l'an 500, dans un lieu qui était déjà utilisé comme nécropole.

Monument remonté/reconstitué au musée de Madrid

Le mausolée mesurait environ 10 mètres de haut et s'élevait sur un piédestal de trois marches. Des lions sculptés marquaient les angles. On est réduit aux hypothèses pour le haut : pyramide ? Buste du défunt ? Il y avait des lions également au sommet.

Le mausolée était aussi orné de bas-reliefs représentant : une étrange créature ailée, certains des travaux d'Hercule, un banquet avec des créatures monstrueuses qui mangent des êtres humains et des musiciens qui font partie des cortèges funéraires.

Photo du haut : le fameux banquet (image Wikipedia).
Photo du bas : un cartel du musée avec la créature ailée, qui rappelle les créatures de la Méditerranée orientale et qui tient un lotus à la main.

Le défunt fut incinéré à proximité, sur une pierre funéraire, avec quelques objets.
Il s'agit vraisemblablement de la tombe d'un prince local ou d'un ancêtre divinisé, fondateur d'un lignage ou d'un village. C'est donc une démonstration politique et sociale, à l'adresse de tous ceux qui vivent et viennent là. Le lieu est stratégique, au-dessus de la vallée du Guadalquivir.

Le caractère étrange de ces sculptures, mais aussi la construction architecturale, permet d'établir un parallèle avec les « tours de l'âme » connues au Proche-Orient, et transmises dans la péninsule grâce aux Phéniciens. Des Phéniciens en Espagne ? Oui, car la présence phénicienne y est attestée dès le Xe siècle avant notre ère. Ils ont notamment fondé ce qui deviendra Cadix, mais aussi d'autres villes en Andalousie. Le musée de Madrid expose plusieurs objets phéniciens espagnols Les Grecs sont également présents depuis longtemps dans l'ouest de la Méditerranée (et des objets grecs, notamment des céramiques, ont été trouvés sur place).

En réalité, la péninsule est parsemée de sculptures animales funéraires, plus ou moins effrayantes, restes de monuments et de mausolées aujourd'hui détruits. Je vous en présente quelques-unes.

La Bicha de Balazote

En pierre calcaire, datant du VIe siècle av.JC.
C'est une créature à la fois humaine et animale. Le corps couché d'un taureau et la tête d'un homme barbu, avec la base de petites cornes. Le corps du taureau porte l'influence de la sculpture grecque, mais il faut dire qu'une telle créature hybride fait aussi penser aux sculptures hittites.
L'animal est sculpté d'un seul côté, ce qui suggère qu'il était placé à un angle, comme les lions de Pozo Moro. Un animal protecteur d'une tombe.


Lion dit de Baena, dont les babines découvrent des crocs menaçants, mais au corps plus frustre.
En comparaison, ceux de Pozo Moro sont très raffinés. On leur voit les moustaches, la crinière, un corps ramassé qui met en valeur le travail de sculpteur. Ici on se demande si le modèle original est encore compris par celui qui tient le burin.

Ours de Porcuna. Plus tardif (on est entre le Ier siècle avant et le Ier siècle après JC).
La position rappelle étrangement celle de la Tarasque de Nove. En tout cas, la position de la bête est très réussie.


Un taureau dont j'ai oublié de photographier le cartel, mais qui est très beau, avec ce magnifique poitrail plissé, les petites pattes bien rangées et la queue sur le côté.

Le bas de la page Wikipedia de la Bicha de Balazote liste les liens de toute une série de bêtes fantastiques (lions, griffons, cerfs...).

Encore une fois, je ne peux que vous conseiller la visite du Musée d'archéologie nationale de Madrid, qui montre tous ces objets extraordinaires, dont la Dame d'Elche et les statues votives de Cerro de Los Santos.

En attendant, les billets touristiques reprendront fin août ou début septembre, après mon retour de vacances. Encore deux billets de lecture avant mon départ !


jeudi 31 juillet 2025

Je me demande combien il faut de générations pour qu'une peur disparaisse des mémoires.

 

Nathacha Appanah, La mémoire délavée, au Mercure de France en 2023 (et aujourd'hui chez Folio).

Appanah explore et s'interroge : qui étaient ces arrières-arrières (?) grands-parents venus d'Inde, débarqués sur l'Île Maurice avec leur fils en 1872, pour travailler dans une plantation de canne à sucre ? Non pas esclaves, mais guère mieux. On connaît ce système qui fait venir des gens d'une colonie à une autre, corvéables à merci. Mais ils s'installent et font souche et leurs descendants mêlent le telugu au créole, à l'anglais au français. Au cœur du livre, il y a les grands-parents paternels d'Appanah, leur vie et leur maison, leurs habitudes, leur façon de manger et de parler.

Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame-jeanne.

Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat au vent, s'éloigne et disparaît. J'essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout à bout, ces mots forment une phrase et soudain, cette phrase serait ma première, mon évidence.


L'autrice réalise aussi que bien souvent ce que l'on sait de ses ancêtres se réduit à quelques phrases stéréotypées, qui renvoient sans doute à un événement, à de longues conversations, que le silence et les années ont englouti. Elle se demande si c'est bien pertinent de chercher à en savoir plus. Faut-il vraiment chercher à approfondir la dure vie des plantations, la promiscuité, le rôle de l'administration britannique, ou se contenter de bribes de mémoire et d'objets symboliques, à partir desquels on peut tisser une histoire ? Pourquoi plaquer des mots qui risqueraient d'être faux sur des existences dont on ne sait pas grand-chose ?

Gudgeon, Leaf Spirit, 2018 Kew garden

Mon trisaïeul porte le numéro 358444, il avait 45 ans. Ma trisaïeule avait 39 ans, les autorités britanniques lui attribuent le 358445 et leur fils, âgé seulement de 11 ans, est le numéro 358448. Ces numéros me bouleversent, je sais qu'ils devaient les retenir ou les avoir sur eux comme laissez-passer quand ils se déplaçaient hors de la plantation de champs de canne. Ce sont ces chiffres qui les identifient d'abord et avant tout, par leur nom qui est trop compliqué, pas leur visage qui ressemble à tant d'autres, pas leur langue que personne ne comprend vraiment.

Mon esprit les a lavés, ces ancêtres, essuyé leurs visages, coiffé leurs cheveux, habillés de vêtements propres, éloignés des cales de bateaux et de la perspective du labeur quotidien des champs de canne. C'est une image presque proprette. C'est une mémoire délavée.

Souvent j'ai essayé de comprendre ce détachement : pendant le temps éclair de la jeunesse, il y a, n'est-ce pas, tant d'autres choses à entreprendre que regarder en arrière, tant de langues à apprendre que retrouver celle de ses ancêtres, tant de nouveaux visages à aimer que de débusquer ceux à qui vous ressemblez sur les planches d'archives.

Un petit livre (à peine 150 pages), illustré par les photos de la famille.