La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



samedi 28 juin 2025

Le château de Bouges

 

Aujourd'hui, nous nous rendons au château de Bouges (oui, sans R), situé dans l'Indre, à l'écart des routes, au milieu des bois.

C'est un petit château, presque une grande villa, nichée dans la verdure, construite en 1765 pour le directeur de la Manufacture royale de draps de Châteauroux, un certain Leblanc de Marnaval. Le château a également appartenu à Talleyrand. Dans cette petite merveille du XVIIIe siècle, un propriétaire de la fin du XIXe est responsable de l'aménagement du parc à l'anglaise tandis que les époux Viguier (propriétaires du BHV à Paris), propriétaires durant la première moitié du XXe siècle, sont responsables de certains aménagements de confort. Le site est aujourd'hui géré par le Centre des monuments nationaux.

Voici une architecture comme un hôtel parisien, un élégant pavillon bien proportionné.



L'aménagement intérieur mêle donc le XVIIIe siècle au XIXe siècle cossu. Ce sont de petits espaces très agréables et raffinés.


Salle de bain fonctionnelle (vous vous souvenez du musée Nissim de Camondo ?)

De grandes et belles écuries et une orangerie.

À noter que suite à un cambriolage, une pendule du XVIIIe siècle a été volée. Elle a été retrouvée chez les époux Berlusconi, qui ne l'ont pas rendue (mafieuuuuuux!).

Une vue du beau parc, avec ses arbres et sa prairie fleurie (mais encore un peu boueux le jour où nous y sommes allées) (ah le mois de mai 2024 est dans tous les souvenirs météorologiques).


Si vous séjournez dans la région : église Notre-Dame-la-Blanche à Selles-sur-Cher ; le canal de Berry ;  le jardin de l'abbaye à Vierzon ; le château de Valençay

La semaine prochaine... une église.


jeudi 26 juin 2025

« Mais pour la foi de quel Dieu combattez vous ? » insiste l’inquisiteur, mi-accusateur, mi-incrédule.

 

Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe sièclespublication originale 1966, traduit de l’italien par Giordana Charuty, édité en France par Flammarion.


J’ai lu, il y a quelques temps, Le Fromage et les vers, de la micro histoire à la recherche d’une mentalité populaire.

Ici, il s’agit du premier ouvrage de Ginzburg. Ce travail ne porte pas sur un individu mais sur le collectif. En compulsant toute une série de dossiers de l’Inquisition de la région du Frioul, près de Venise, aux XVIe et XVIIe siècles, apparaît le peuple des benandanti. Ces hommes disent voyager en esprit, pendant leur sommeil, et se battre contre des sorciers, fenouil contre sorgho, pour garantir de bonnes récoltes. Les inquisiteurs sont un peu interloqués, mais ne trouvent trace ni du diable ni du sabbat là-dedans.

Qu’est-ce que c’est cette histoire ?

Ginzburg élargit la focale et montre le lien entre ces croyances populaires, anciennes, développées à l’écart du christianisme, et d’autres, où les morts avancent en procession et où une déesse agraire préside à certains rites. C’est que l’on est dans un monde très pauvre et très rural, où le moindre aléas météorologique se traduit en grande misère. Face à ces croyances, qui leur sont totalement inconnues et qui se révèlent, par fragment, dans un procès-verbal, les inquisiteurs sont paumés et tentent de rapprocher les témoignages entendus de ce qu’ils connaissent, à savoir Dieu et Satan, avec un succès qui augmente au fil des années et de la dilution progressive des mythes anciens. 

Le procès contre Gasparutto et Moduco est le premier d'une longue série de procès contre les benandanti, hommes et femmes, qui affirment combattre la nuit contre sorcières et sorciers pour assurer la fertilité des champs et la prospérité des récoltes. Cette croyance, dont nous avons mentionné les origines rituelles possibles, n’est présente, à notre connaissance, en aucun des innombrables procès pour sorcellerie ou pratiques superstitieuses qui eurent lieu hors du Frioul.

Par ailleurs il est intéressant de noter la relative clémence ou négligence de l’Inquisition, d’une part parce qu’elle ne parvient pas à prouver le crime de sorcellerie et d’autre part parce que la République de Venise s’efforce de limiter le pouvoir de cette autorité concurrente.

Cavarozzi, Nature morte, 1614 Vaduz fondation Palatine


Un livre qui montre qu’il est possible d’approcher, même partiellement, des croyances populaires collectives, dont on croit volontiers qu’elles nous sont inaccessibles. Et qui questionne aussi le rôle de l’inquisiteur, qui n’est pas seulement une brute épaisse, mais qui essaie de comprendre (vaguement) des paysans frioulains.

Après l’échec des tentatives pour faire coïncider de force leurs confessions avec les schémas et les divisions des traités de démonologie, une certaine indifférence s’emparait des juges. Par contre, lorsque vers la seconde décennie du XVIIe siècle, les benandanti commencèrent à assumer les traits connus, codifiés, des sorciers participant au sabbat, l’attitude des inquisiteurs changea elle aussi, se durcit (relativement) et plusieurs procès se terminèrent par une condamnation légère.

Une émission récente sur le changement de perception à l'égard des guérisseurs à la fin du Moyen Âge, c'est presque exactement le sujet.



mardi 24 juin 2025

La silhouette d’un Turinois absorbé dans de plaintives réflexions turinoises et déjà menacé d’excentricité.

 

Fruttero et Lucentini, La Femme du dimanche, parution originale 1972, traduit de l’italien par Philippe Jaccottet.

On est à Turin et tout commence un mardi, en juin, avec l’architecte Garrone qui doit être assassiné à la fin de la journée. Et ensuite, c’est l’enquête, jusqu’au dimanche après-midi.

Il avait été un demi-personnage dans une ville à demi-provinciale, l’un de ces innombrables demi-rôles, sous-héros, infra-caractères qui rôdent, à couvert, Dieu sait où, et, à découvert, d’avant-premières en conférences, d’expositions en ciné-clubs, en commissions artistiques ou culturelles… à qui l’on ne peut manquer de se heurter un jour ou l’autre, comme à ces statues de vagues ducs et princes de Savoie éparses dans toute la ville.

Ce Garrone est un être médiocre, intermédiaire, pique-assiette, mais son meurtre permet à l’enquête de se dérouler dans des milieux assez divers. On fait appel au commissaire Santamaria pour approcher cette société de riches turinois, dont les codes sont si différents de ceux des gens normaux et des gens habituellement fréquentés par la police.

Petit point de départ : la société a considérablement changé depuis la fin des années 60, même celle des très riches, et j’ai eu, au début, un peu de mal à prendre au sérieux ces gens dont je comprends mal les allusions et les poses et les sous-entendus. Roman considérablement daté ? Oui, sans doute, mais roman qui dresse avec humour le portrait de la ville de Turin et de ses habitants. Il y a la belle et séduisante Anna Carla, un galeriste d’art ancien, des dames de la bonne société, un couple d’hommes, mais tout peut rapidement basculer dans le grotesque avec l’apparition d’un entrepreneur en monuments funéraires qui commercialise aussi des objets… « particuliers »… pour « amateurs » ou avec cette plongée dans la bureaucratie italienne la plus opaque.

Laborieusement, à l’économie, en blanc et noir 16 mm, Massimo entreprit de résumer son après-midi à la Questure. Il omit les détails préliminaires, élimina la couleur locale, affadit le personnage du commissaire. Et glissa, tout à la fin, comme une conclusion banale attendue, le fait qu’il ne s’agissait pas d’un accident de voiture, mais…

Dans les rues de Turin, novembre 2023.


À cette époque (je vous dis que c’est une autre époque), Turin est une ville grise et uniforme, envahi par les voitu… par les Fiat et par les cigarettes (on y fume plus que chez Chandler, je crois), mais surtout, selon ses habitants, par les « méridio », les méridionaux, les gens de Naples et de Sicile – ce sont pourtant eux qui, attentifs à tous les détails, résoudront l’affaire, des plus sordides. Parce que le commissaire Santamaria et ses collègues ne sont pas dupes et sont tout à fait fins, eux aussi. Finalement, j’ai dévoré le roman avec grand plaisir.

J’ai aussi apprécié la construction du livre. Organisation par journée, alternance de points de vue, avec prédominance de celui du commissaire, et des passages avec un découpage très cinématographique, avec un enchaînement très rapide de l’action. L’ensemble est dynamique et est agencé avec intelligence et beaucoup d'humour.

Depuis le temps qu’il y habitait, le commissaire savait que la monotonie proverbiale de la ville est une invention d’observateur superficiels, ou plutôt un masque qui trompe l’ingénu ou l’impatient, comme le mimétisme d’une bête aux aguets. Sous des apparences de clarté, de franc jeu, Turin est une ville pour connaisseurs. Il y a – pensa le commissaire en considérant la rue immanquablement rectiligne à perte de vue –, il y a sinistre et sinistre.

Le roman a été adapté en film par Luigi Comencini.

Fruttero et Lucentini, F&L, est un binôme d’auteurs composé de Carlo Fruttero et de Franco Lucentini. Du duo j'ai également lu Ce qu'a vu le vent d'ouest, mais je n'en garde aucun souvenir.

J’ai commis des billets touristiques enthousiastes sur Turin, qui ne ressemble pas du tout (plus du tout) à la ville décrite dans le roman.



samedi 21 juin 2025

Château de Valençay

 

Le château de Valençay fait partie des lieux ultra-connus.

L'architecture actuelle a été bâtie entre le XVIe et XVIIIe siècles. C'est en 1803 que le château est acquis par son propriétaire le plus connu, j'ai nommé Talleyrand, qui avait besoin d'une belle demeure pour soigner sa diplomatie. Le mobilier Directoire date donc de cette époque. Talleyrand s'installe là et finance également certains équipements pour le bien commun (clocher de l'église, filature, cimetière, école pour enfants pauvres...).

La famille royale espagnole y est restée en exil de 1808 à 1813. Un théâtre à l'italienne est aménagé dans le jardin pour divertir la cour.

C'est grâce aux dames de la cour d'Espagne que le château possède ce magnifique ensemble de sièges puisque ce sont elles qui les ont brodés. J'ai visité deux fois le château, mais le seul souvenir que je conservais de ma première visite, c'étaient ces sièges !

Faut avouer que ce sont des merveilles. Les motifs sont hérités des herbiers et albums d'histoire naturelle, très soignés, avec des couleurs harmonieuses.

La château de Valençay fut un des dépôts pour les œuvres du Louvre pendant la Seconde guerre mondiale. Il a notamment abrité la Vénus de Milo.

J'ai visité deux fois le château. La première, au XXe siècle, avec mes parents. Je garde le souvenir uniquement des fauteuils brodés. La seconde en mai 2024, avec une amie, et la visite a été marquée par la présence de magnifiques chevaux ! Désolée Talleyrand, mais il faut savoir rendre au cheval ce qui lui appartient.

Tout d'abord Olympe, poulaine née dans la nuit qui a précédé notre visite. Elle a moins de 24 heures sur ces photos.

Regardez comme ils sont beaux !




Voilà, billet hautement culturel cette semaine. Je précise quand même que Valençay est terre de vin et de fromage de chèvre. Et qu'il y une gare classée aux Monuments historiques.
Je l'ai visité avec une amie qui peut témoigner que c'est à la boutique du château que j'ai trouvé l'étonnant livre de Rick Bass où il fait la cuisine à ses amis écrivains préférés.

Si vous êtes en villégiature dans la région : église Notre-Dame-la-Blanche à Selles-sur-Cher ; le canal de Berry.
La semaine prochaine, un château beaucoup moins connu.


jeudi 19 juin 2025

Les Martiens leur retournèrent leurs regards durant un long, long moment de silence dans les rides de l’eau.

 

Ray Bradbury, Chroniques martiennes, première publication 1950, traduit de l’américain par Jacques Chambon et Henri Robillot pour Denoël.

Tout commence en janvier 2030* dans l’Ohio. Une fusée s’apprête à décoller pour Mars et embrase l’atmosphère. C’est l’été en plein hiver.

Dans une suite de courts textes, tout à la fois indépendants les uns les autres et formant un récit cohérent, sont racontés l’échec des premières expéditions, le choc microbiologique qui tue les Martiens, l’arrivée progressive des Terriens, animés par différents états d’esprit, la guerre sur Terre, l’évolution des deux planètes…

Dans les galeries de pierre, les gens formaient des groupes et des grappes qui se glissaient dans les ombres au milieu des collines bleues. Une douce clarté tombaient des étoiles et des deux lunes luminescentes de Mars. Au-delà de l’amphithéâtre, dans de lointaines ténèbres, se nichaient de petites agglomérations et des villas ; des eaux argentées s’étalaient en nappes immobiles et les canaux scintillaient d’un horizon à l’autre. C’était un soir d’été dans toute la paix et la clémence de la planète Mars.

C’est extrêmement brillant. Le lecteur ne perçoit pas immédiatement le lien entre les différents textes et comprend progressivement qu’il ne s’agit pas d’une suite d’instantanés, mais d’un tout cohérent. Seulement tout ne sera pas raconté et on ne saura pas ce que deviennent la plupart des personnages. À chaque fois, le lecteur en sait donc un peu plus et un peu moins que les personnages. Nous nous attachons à une famille, puis à une autre, et retrouvons des points connus. Des tranches de vie de personnes anonymes et de familles ordinaires se succèdent.

Le récit semble reprendre un à un tous les moments de l’histoire américaine : le génocide par la varicelle, l’appropriation des terres, l’exil par delà les océans et l’espace, les pionniers, le départ des noirs des états du sud, le matérialisme… tout en racontant qu’une autre histoire est possible, aurait été possible. Les pères missionnaires laissent en paix les Martiens survivants, un homme sème des arbres… À ce titre, ce roman de science-fiction constitue aussi une satire politique, comme bien d’autres. Il n’est d’ailleurs pas dépourvu d’humour, notamment avec ce revival martien de la chute de la maison Usher.

Et les Martiens dans tout ça ? Mystérieuse présence puis absence, c’est en reliant toutes les informations glanées au fil des textes que l’on reconstitue leur existence, très ancienne (respectant à fond les stéréotypes masculins/féminins des années 50). Chacune de leurs rares apparitions trouble l’atmosphère et lui donne une profondeur inégalée. C’est une habileté de n’avoir pas cherché à davantage caractériser. Ces êtres apportent à ce roman de SF une tonalité mélancolique tout à fait particulière.

Météorite d'Ahumada (Mexique), 4,6 milliards d'année, MHN

Elles partaient pour ne jamais revenir, si ça se trouvait. Elles quittaient la ville d’Indépendance, dans l’État du Missouri, sur le continent nord-américain, baigné d’un côté par l’océan Atlantique et de l’autre par le Pacifique, et rien de tout cela ne pouvait prendre place dans leurs valises. Elles s’étaient dérobées à cette ultime vérité.

Il sentait souffler un vent froid et il avait peur de se retourner. Il percevait une présence derrière lui, aussi vaporeuse que l’air que l’on souffle dans le froid du matin, aussi bleue qu’un feu de bois au crépuscule, quelque chose comme de la dentelle blanche d’autrefois, comme une averse de neige, comme la gelée blanche, en hiver, sur la laîche cassante.

* Les Chroniques martiennes constituent un magnifique exemple de l’importance des conditions de réception des œuvres littéraires. Pour le détail, je vous renvoie à la page Wikipedia, vous y verrez le recueil se rassembler progressivement (puisque les textes sont d’abord parus de façon séparée) et les années du « futur » s’éloigner au fur et à mesure.

De Bradbury, j'ai aussi lu L'Homme illustré.

Troisième participation au défi Objectif SF de Sandrine (que je poursuis dans la catégorie "classique" - on ne se refait pas).