La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 18 novembre 2025

Ceux qui manqueront l'occasion la manqueront pour toujours.

 

Kafka, Amerika, traduit de l'allemand par Jean-Pierre Lefebvre, édité en France par Gallimard (Folio).

Roman laissé inachevé par la mort de l'auteur et par l'auteur lui-même. Titre voulu par Kafka : Le Disparu. Amerika est le titre donné par Max Brod lors de son édition de 1927, mais le premier chapitre a été publié à part en 1913 et l'ensemble du texte entre 1912 et 1914.

Le héros, Karl Rossman, a 17 ans (ou 16), quand ses parents le chassent de la maison (une histoire de bonne qui se saisit de son corps) et l'envoient en Amérique faire sa vie. Au premier chapitre, après un épisode invraisemblable, Karl rencontre son riche oncle Jakob qui le prend sous son aile. Au deuxième, l'oncle le chasse. Au troisième, Karl trouve du travail dans un hôtel. Mais cette pause ne dure pas et le pauvre Karl se retrouve bientôt dans une situation encore plus difficile. Après une interruption du manuscrit, on retrouve Karl parti dans un train, ayant perdu son nom, avec une mystérieuse troupe de théâtre. Tout va bien mais difficile de ne pas se dire qu'un piège se referme sur lui. Le manuscrit s'interrompt encore, cette fois définitivement.

C'est tout l'inverse d'un roman d'apprentissage. Karl est peut-être un peu naïf et mal dégrossi, mais il ne se débrouille pas si mal. Pourtant, la maladresse et les coups du sort l'empêchent sans cesse de tracer son chemin. Au contraire, d'improbables événements, qui apparaissent comme autant de manipulations, se coordonnent pour l'enfoncer dans une situation progressivement plus difficile. À cet égard, la description de l'hôtel est à proprement parler kafkaïenne avec ses innombrables ascenseurs, son armée de liftiers, son équipe de portier et de sous-portiers, le restaurant qui semble une foire d'empoigne – impossible pour un individu sensible de trouver sa place dans cet univers.

Karl n'écoutait pratiquement plus ce genre de discours, chacun abusait de son pouvoir et insultait ses inférieurs. Quand on y était habitué, ça ne sonnait pas autrement que le tic-tac régulier d'uen pendule.

J'ai toujours du mal à lire les romans dont la progression semble inéluctable. Ce fut encore le cas ici, avec un gros coup de mou dans le milieu. J'ai arrêté quelques pages et j'ai repris avec ce dernier chapitre sur le théâtre d’Oklahoma, gigantesque barnum usine, avec ses 200 bureaux de recrutements et son champ de courses, qui embarque toute une population de miséreux dans un destin inconnu, mais certainement très contrôlé.


Le roman met en scène toute une gamme de personnages : hommes puissants et inquiétants, chômeurs sur les routes avec leurs vêtements en guenilles, femmes protectrices prenant Karl sous leur aile, jeunes femmes agressives ou timides, bureaucrates de divers métiers...
Il s'agit en somme du roman d'un migrant à l'assaut des États-Unis, sauf que tout se referme. Le voici peu à peu exclu de New York, exclu de la ville, envoyé à Oklahoma... le rêve d'Amérique entraperçu disparaît, tout comme Karl. La modernité américaine sera tout juste effleurée par le garçon.

Une affiche de l'ancêtre de l'INRS ? Oui, lors de sa courte carrière d'agent d'assurance, Kafka a surtout travaillé sur la sécurité dans les usines et constaté que les ouvriers n'étaient pas protégés contre les accidents.

Lorsque à l'âge de dix-sept ans Karl Rossmann, qui avait été envoyé en Amérique par ses pauvres parents parce qu'une bonne l'avait séduit et avait eu un enfant de lui, entra dans le port de New York sur le bateau déjà passé à la petite vitesse, il aperçut la statue de la déesse de la Liberté, qu'il observait depuis un bon moment, comme nimbée d'une lumière solaire devenue soudain plus forte. On aurait dit que son bras armé de l'épée venait tout juste d'être brandi tandis qu'autour d'elle les brises tournoyaient sans entrave.

C'est le début. (oui, une épée)

Deuxième participation aux feuilles allemandes de Patrice et Eva. Jeudi ce sera encore Kafka, qui a d'ailleurs déjà donné lieu à deux billets sur le blog :





samedi 15 novembre 2025

Prochains rendez-vous

 Hello 

Petit message pour signaler/rappeler deux rendez-vous à venir :

- Le jeudi 18 décembre, avant la trêve de Noël, lecture commune autour du tout nouveau prix Nobel de littérature, László Krasznahorkai, titre au choix (il y 3 titres chroniqués sur le blog).

-La semaine du 26 janvier sera consacrée, comme chaque année, à la commémoration de l'Holocauste. Je rassemblerai tous les liens de vos billets. 


En attendant, reprise normale du blog dès mardi matin, avec des feuilles allemandes. À bientôt !

(Billet rédigé sur le téléphone grâce au Wi-Fi du TGV.)

P. S. sans aucun rapport : je rencontre actuellement des difficultés pour laisser des commentaires chez les blogs Wordpress (pour une fois que ce n'est pas Blogger). Donc, ne vous inquiétez pas, je vous lis et je vous aime hein, même si je ne fais pas signe.


jeudi 13 novembre 2025

Et les vignes, furent-elles vendangées ?

 

Louise Glück, Averno, 2006, traduit de l'américain par Marie Olivier, Gallimard. Édiion bilingue.


Les Migrations nocturnes

Voici le moment où l'on voit de nouveau

les baies rouges du sorbier sur la montagne
et dans le ciel sombre
la migration nocturne des oiseaux.

Cela me peine de penser

que les morts ne les verront pas – 
ces choses dont on dépend,
elles disparaissent.

Que fera l'âme pour se réconforter alors ?

Je me dis que, peut-être, elle n'aura
plus besoin de ces plaisirs ;
que, peut-être, ne plus être suffit tout simplement,
aussi difficile à imaginer que cela puisse être.


Louis Glück a reçu le prix Nobel de littérature en 2020.



Je suis en vadrouille (en pleine collecte de futurs billets touristiques). Je vous laisse avec ce poème d'automne et vous retrouve pour un prochain billet lecture le 18 novembre.

samedi 8 novembre 2025

Le trophée des Alpes à La Turbie

 

Le blog est en PACA... au plus près de la frontière italienne.

Le Trophée des Alpes ou Trophée de la Turbie (situé à La Turbie) est un monument qui célèbre la victoire d'Auguste sur les peuples des Alpes. Le trophée est dédicacé vers 7 avant JC.

Le truc se compose d'un podium carré surmonté d'un édicule circulaire (24 colonnes entouraient une tour). Et au sommet ? Un lanternon ? Une flamme brillant en permanence ? Une statue d'Auguste ? On hypothèse.

L'inscription a été restituée au début du XXe siècle grâce à l'architecte Jules Formigé, d'après le texte de Pline l'Ancien : 

« À Imperator César Auguste, fils du divin Jules, Grand Pontife, imperator pour la 14e fois, investi de la puissance tribunitienne pour la 17e fois, le Sénat et le peuple romain, parce que, sous sa conduite et sous ses auspices, tous les peuples alpins qui s'étendaient de la mer Supérieure (= l'Adriatique) jusqu'à la mer Inférieure (= la Tyrrhénienne) ont été rangés sous la puissance du Peuple romain. Peuples alpins vaincus (et ensuite 45 noms de peuples soumis). »

L'inscription est accompagnée par des bas-reliefs : deux victoires ailées et des trophées d'armes ave un couple de barbares enchaînés.

Le col de la Turbie est le point le plus haut de la voie Julia, elle-même construite afin de faciliter les échanges terrestres (commerce et militaire) depuis Rome vers les Gaules. De là-haut (on est à environ 500 mètres d'altitude quand même), on a vue sur toute la baie de Monaco.

Toutefois, l'objectif d'une telle construction n'est pas d'avoir une belle vue quand on s'y tient, mais d'être vu de loin et de partout, et de marquer le territoire et le paysage à un endroit hautement symbolique. On est sur une route, par où circulent les personnes, les fonctionnaires de l'empire, les marchandises et les armées, le lieu par excellence où s'incarne la pax romana. C'est alors la frontière entre l'Italie et la province de la Narbonnaise.


On voit Auguste de très loin.

L'édifice a été fortifié et habité au Moyen Âge (comme toutes les ruines romaines partout en Europe). Il a ensuite servi de carrière pour le village avant d'être classé monument historique en 1860, après le rattachement du comté de Nice à la France. Des fouilles ont eu lieu au début du XXe siècle, grâce au mécène américain Édouard Tuck. Ce que nous voyons aujourd'hui a été édifié et reconstruit au début du 20e siècle.

La visite du monument nécessite donc très peu de temps puisqu'il n'y a pas grand-chose à y voir.

La Turbie est un charmant village, desservi par un bus (un bus par heure) au départ de Monaco. Pour ma part, je l'ai visité en mars 2025, en compagnie d'une famille d'Anglais ou d'Américains en imperméable bleu, c'était typique.



Photo prise sur le site de Wikipedia par beau temps : vous voyez en bas Monaco et littéralement au-dessus, le petit bâton blanc qui dépasse en haut du relief, c'est le trophée. Vous comprenez que la route soit impressionnante (lacets et forte pente) et que le village de la Turbie soit souvent pris dans les nuages.

La Côte d'Azur sur le blog : Visite de Nice : musée Chagall et palais Lascaris ; Villa Kérylos ; Villa Ephrussi de Rothschild ; village d'Èze ; chemin de croix de Vence ; Balade à Menton ; Jardin Serre de la Madone

Prochain billet touristique dans deux semaines. En attendant, c'est moi qui vais faire du tourisme.




jeudi 6 novembre 2025

On aurait cependant tort de voir dans cet affranchissement un simple acte de bienveillance.

 

Julie Duprat, Casimir Fidèle, 1748-1796, parcours d'un affranchi, 2025, CNRS Éditions.

Là, c'est de l'histoire.

Celle de Casimir Fidèle, donc, puisque c'est le nom qu'on lui donne, à défaut de connaître le sien. Né sur le continent africain, razzié, vendu sur la côte de Guinée pour être déporté dans les plantations de Saint-Domingue, mais approprié par un officier du navire, qui l'amène avec lui à Nantes. Où il est revendu, mis en apprentissage, revendu... Oui parce qu'au XVIIIe siècle l'esclavage se porte assez bien Métropole également. Puis à Bordeaux, affranchi, il ouvre son hôtel. Hôtel de luxe pour toute l'élite locale (notamment celle qui vit du commerce des esclaves et du sucre). Et arrive la Révolution...

Le 15 mai 1791, ce sont tout d'abord les personnes de couleur nées de père et mère libres, comme Raimond, qui accèdent à la citoyenneté pleine et entière. Il faut cependant relativiser la portée du décret : ces personnes ne représentent que 5 % seulement de la population totale des libres de couleur.

Duprat étudie tout cela, archives sous les yeux, consultant ses collègues, bâtissant des hypothèses, s'interrogeant sans cesse. A-t-il vécu ceci ou cela ? Fut-il bon et généreux ou rusé et un peu égoïste ? Quels furent ses sentiments, au moment d'ouvrir son propre établissement, ou encore au moment de l'abolition de l'esclavage ? Et ses relations avec le reste de la population noire de Bordeaux ? Quoi de commun entre les riches fils de planteurs, métis, père bordelais et mère esclave, et les affranchis, entre ceux nés en Afrique et ceux nés à Saint-Domingue ? Pas grand-chose peut-être... Mais on ne sait pas. Et l'histoire, c'est aussi raconter ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas, mais que l'on peut supposer. C'est aussi la tentative d'amener un peu de chair derrière les documents des archives, qui sont loin d'être froids, mais qui ne sont pas toujours bavards.

J'ai connu cette exploration des archives. Étudiant un critique et collectionneur d'art, j'ai connu ce moment où l'on oublie de déjeuner (oui !) parce que l'on a trouvé par hasard la description du logement de l'individu dont on ne savait rien une heure auparavant. Alors, au-delà de l'histoire passionnante, patiemment restituée (et non pas reconstituée), je partage l'enthousiasme de l'historienne.

« Natif d'Arada, Côte de Guinée ». C'est l'origine que l'administration française lui attribua sur son acte de baptême. Et aujourd'hui, c'est le seul mot, la seule piste dans les archives qui me permet d'esquisser ce que fut sa vie sur le continent africain, de sa naissance en 1748 à sa déportation en 1754.

C'est le début.

Anonyme, Portrait de domestique, 18e siècle, Le Havre musées Art et H


Au siècle des Lumières, les tables sont envahies de produits exotiques : sucre, cacao entre eutres, qui modifient considérablement les habitudes alimentaires des Français. Ces produits, arrivés par bateau, apportent avec eux une immense charge coloniale. Faire cuisinier ces produits par les mêmes personnes qui, aux colonies se tuent à la tâche pour les cultiver, devient le comble du luxe. À Nantes, un tiers des esclaves apprentis sont ainsi destinés à devenir cuisiniers.
Si le sujet vous intéresse, j'avais parlé d'une exposition en Normandie.

Depuis quelques dizaines d'années, le statut de cuisinier, jusque-là largement déprécié, connaît une toute nouvelle valorisation sociale. Qu'il soit esclave comme les autres n'y change rien : dans la maison Soissons comme dans les plantations aux colonies, les esclaves aussi ont leur propre hiérarchie et certains, comme Casimir, sont munis de plus de pouvoir que d'autres. (…) J'aurais préféré, évidemment, l'image d'un Casimir irréprochable, prêt à aider ceux qui partagent sa condition servile, mais c'est plutôt celle d'un homme distant avec les autres esclaves qui se forme à la lecture des archives.

Ce livre se lit très facilement (par exemple : un aller-retour Marseille-Montpellier), je vous le recommande vivement. Vous apprécierez le récit de la rencontre entre Casimir Fidèle et le sénateur Belley et celui de la rencontre entre l'historienne et les descendants du héros. Aujourd'hui, un collège de Bordeaux porte le nom de Casimir Fidèle.

De Julie Duprat, j'ai également lu Bordeaux Métisse sur la présence noire à Bordeaux au 18e siècle (mon billet parle d'ailleurs de Casimir Fidèle).

Si le sujet vous intéresse, mais que vous avez la flemme ou que votre trajet en train est plus court, je vous suggère d'écouter Julie Duprat dans ce podcast.