La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 12 juin 2025

Des fois nous n'avons rien de plus qu'un œuf et un thé fait avec de l'eau minérale.

 

Un voyage Marseille-Rio 1941, textes et photographies de Germaine Krull et de Jacques Rémy, introduction d'Olivier Assayas, 2019, paru chez Stock (qui aurait pu se payer une correctrice).

Partir de Marseille en 1941 et fuir, fuir...

Nous sommes nombreux à avoir vaguement entendu parler de ce bateau – rafiot mythique – qui emmena, en pleine Seconde guerre mondiale, quelques intellectuels français – et beaucoup d'autres gens – de Marseille à la Martinique. Par exemple, sur le site de RFI, la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire. Il y a quelques livres là-dessus.

Il y a un très grand poète français à bord, un écrivain politique de renommée mondiale, des peintres, des écrivains de cinéma et de théâtre.

Mais ce volume est un objet disparate. En introduction, Olivier Assayas raconte le fatras de papiers et de photographies retrouvés chez son père, Jacques Rémy, et ses tentatives pour comprendre qui a pris les photos et où et quand. Une quête compliquée, faite d'oublis et de découvertes fortuites.

Sur le Capitaine-Paul-Lemerle, les cuisines sur le pont.

Le volume rassemble ensuite plusieurs textes.

« Sur un cargo » de Jacques Rémy évoquant le voyage sur le Capitaine-Paul-Lemerle. Le bateau est surchargé, 300 personnes. Des cabanes d'un côté pour les sanitaires hommes et des cabanes de l'autres pour les sanitaires femmes. Les cuisines sur le pont, on mange par groupe de 8 ou 10. La promiscuité. La présence d'une drôle de société. Les fêtes du passage de l'Équateur, étonnantes.
« Camps de concentration à la Martinique » de Germaine Krull (photographe allemande, mais le texte est en français), qui raconte également le voyage sur le bateau, mais aussi le séjour, si l'on peut dire, au lazaret à la Martinique. Pas d'eau, peu de nourriture, la misère, les gardes. Fort-de-France, c'est encore Vichy, mais ce sont aussi les colonies.
« La Guyane française – le bagne de France » de Germaine Krull. Elle a réussi à partir de la Martinique vers le Brésil, sur un petit bateau qui fait escale à Saint-Laurent-du-Maroni. Ce sont les dernières années du bagne et de l'indignité. Le portrait des ceux qui sont condamnés, de ceux qui ont purgé leur peine et qui sont obligés de rester là, de la police française des colonies. Rien n'a bougé depuis le passage d'Albert Londres.
« Mes amis les forçats » de Jacques Rémy, qui s'est retrouvé sur le même bateau et a fait la même escale.
Quelques mots conclusifs d'Olivier Assayas évoquant l'arrivée à Rio de Janeiro de Jacques Rémy et de Germaine Krull, ainsi que la tournée de la troupe de Louis Jouvet.
Quelques pages d'Adrien Bosc (qui a par ailleurs commis un Capitaine sur ce fameux voyage) qui ajoute des informations supplémentaires.
Le tout est illustré par les photographies de Germaine Krull – quelle photographe ! Il faut dire qu'elle a eu une de ces vies ! – et par quelques dessins de Vlady Serge (fils de Victor Serge) et par des photos de la famille Assayas.
La file d'attente au lazaret de la Martinique.

On s'y perd un peu. C'est que l'histoire s'éparpille entre les personnes et leurs valises. Mais c'est passionnant. Les récits racontent à la fois l'horreur, ceux qui fuient le nazisme et qui ont tout perdu, ceux qui sont maltraités par l'administration française, et l'espoir, ceux qui ont réussi à échapper, qui espèrent reprendre une autre vie et retrouver leurs proches. Au milieu de tout ça, en Guyane, les détenus et les anciens détenus sont échoués sans aucun espoir de sortie.

Oui, ces pauvres émigrants entassés dans un cargo, naviguant vers une lointaine Amérique, repérsentent une somme de force, de courage, d'énergie et de chance exceptionnelle.

Maintenant ils se reposent. Ils ont soutenu une rude bataille. Pour partir. Ils vont en soutenir une autre, plus rude encore. Pour vivre. Maintenant ils sont en entracte. Malgré la mauvaise nourriture et l'inconfort, ils sont en vacances. Ils ont le droit de se reposer.

Assayas raconte aussi ses efforts pour démêler le qui du quoi, ses erreurs, notamment dues au fait que les documents qu'il trouve sont tous faux (faux contrat de travail, faux certificat de baptême, etc.). C'est qu'il faut se débrouiller et se cacher.

Les photos ne sont pas spectaculaires, montrant un quotidien sans éclat, un voyage en bateau dont il est difficile de comprendre les enjeux : des hommes torse nu sur un bateau, des marins, l'embarquement du bétail lors d'une escale à Casablanca, la mer, la fête de Neptune comme un étonnant moment de Carnaval.

Harassée de fatigue, les nerfs absolument à bout, prise dans cette nuit où tout semble fantastique, où les arbres prennent des formes gigantesques, je m'assois quelque part en face de la mer sans espoir et en réalisant à peine notre grande désillusion.

C'est ici que débarquent tous ceux que la justice de France a condamnés à mourir doucement et jour par jour.


Le bagne en Guyane : habitation d'un bagnard libéré et un buffle dans le cimetière.

J'ai acheté ce livre aux Rencontres photographiques d'Arles où les photos de Krull étaient exposées.
Après cette lecture, j'ai ouvert les premières pages de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss (1955) (un livre que j'apprécie peu), où il est également brièvement question de ce voyage et de ce lazaret.

L'équipage avait construit deux paires de baraques de planches, sans air ni lumière ; l'une contenait quelques pommes de douche alimentées seulement le matin ; l'autre, meublée d'une longue rigole de bois grossièrement doublée de zinc à l'intérieur et débouchant sur l'océan, servait à l'usage qu'on devine ; les ennemis d'une promiscuité trop grande et qui répugnaient à l'accroupissement collectif, rendu d'ailleurs instable par le roulis, n'avaient d'autre ressource que de s'éveiller fort tôt.

C'était un peu comme si, en permettant notre embarquement à destination de la Martinique, les autorités de Vichy n'avaient fait qu'adresser à ces messieurs une cargaison de boucs émissaires pour soulager leur bile.

Le saviez-vous ? Une émission de France Culture résume tout cela en seulement une heure ! Il y a des passages très intéressants sur Césaire. Cela m'a donné envie de le lire.

Plaque visible aux Invalides, Musée de l'armée.

Je pense avoir épuisé ma bibliothèque sur le sujet. Récapitulatif :

 










7 commentaires:

  1. Je ne connaissais pas du tout l'histoire de ce bateau et de ce voyage. Ce livre à l'air passionnant (peut-être un peu foutraque ?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le livre est super mais sur le sujet, c'est peut-être plus simple de commencer par celui de Wittstock, qui présente bien les choses. En même temps, ce n'est pas nécessaire de tout comprendre, on est en 1941, les gens fuient, et voilà, tu sais presque tout. Ce bateau-là est célèbre pour être un des premiers à partir et rassembler des intellectuels.

      Supprimer
  2. Moi non plus, je ne connaissais pas du tout cette histoire, tu me rends curieuse d'en savoir plus ... Mais je sais que les livres d'histoire, ce n'est pas pour moi : le roman alors, sans doute ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis un peu réservée sur Transit mais beaucoup de gens ont un avis très favorable à son sujet, donc pourquoi pas.

      Supprimer
    2. J'ai lu ton avis sur le roman, je ne pense pas qu'il me plairait. Je vais écouter le podcast, déjà.

      Supprimer
  3. passionnant ton billet est extra pour donner envie d'en savoir plus
    je vais écouter le podcast dans un premier temps mais vraiment merci à toi

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je trouve que le podcast est assez complet, il te plaira sûrement.

      Supprimer

N’hésitez pas à me raconter vos galères de commentaire (enfin, si vous réussissez à les poster !).