La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 30 janvier 2024

Je suis chargé de sauver un certain nombre de réfugiés.

 


Varian Fry, Livrer sur demande, parution originale 1945, traduit de l’américain par Édith Ochs.

 

1940-1941, Varian Fry est à Marseille, envoyé par l’Emergency Rescue Committee, pour sauver une liste d’écrivains et d’artistes qui fuient à la fois le Reich et la police de Vichy – l’État français s’étant engagé à « livrer sur demande » toute personne réclamée par les autorités d’occupation. Fry dépasse largement son mandat puisqu’avant son expulsion du territoire français il réussit à aider environ 2 000 personnes à partir. Ce livre constitue ses mémoires de ces quelques mois, racontées à partir de notes et de souvenirs, écrit pendant la Guerre pour justifier son action.


Cette fois, on dirait que les réfugiés sont vraiment piégés. Ils sont parqués en France comme du bétail dans l’enclos de l’abattoir et la Gestapo n’aura qu’à venir se servir.


Un livre mené d’un ton extrêmement rapide et sans fioriture, plein de noms propres, efficace et sans effet. Personnel politique de la gauche européenne, artistes, soldats, malfrats marseillais, contacts variés. On s’y perd, de même que dans le maquis des visas d’entrée, de sortie, de transit, de laissez-passer, de passeports… L’essentiel est de percevoir cette atmosphère d’arbitraire et de débrouille, de chance et de complaisance, qui permet à certains de s’échapper, tandis que d’autres n’en sortiront pas.


Ils n’ont rien contre les réfugiés, mais ils ne feront rien pour eux non plus. La plupart d’entre eux ne se rendent pas compte qu’ils mettent en jeu l’honneur de leur pays en arrêtant ceux auxquels il a donné asile et en les livrant aux Allemands pour qu’ils soient exécutés.


Il y a, comme une respiration, le séjour à la villa Bel-Air avec André Breton et sa famille, et quelques artistes (Wilfredo Lam, Victor Brauner, André Masson, etc.). Un moment suspendu du surréalisme.

Il y a surtout l’hostilité du consulat des États-Unis, soi-disant pays neutre, qui ne fera pas un geste envers de possibles gauchistes.

 

 Tragic à la manière des comics, un collage réalisé par André Breton
en 1941 à la villa Bel-Air (collection privée). 


Un livre sans ambition littéraire, mais qui a pour but de convaincre de l'efficacité d'une action, au milieu d'un chaos historique et dramatique.


Les consulats espagnols à Marseille, Toulouse et Perpignan délivrent des visas de transit sur présentation d’un passeport comportant un visa de transit portugais en cours de validité. Et les consulats portugais délivrent un visa de transit au vu d’à peu près n’importe quoi qui semble vouloir dire que le titulaire poursuivra son trajet à partir de là. Les réfugiés qui n’ont pas encore reçu de visa américain sollicitent un visa chinois ou thaïlandais et obtiennent ainsi un visa portugais, préférant attendre leur visa américain à Lisbonne plutôt qu’en France.

Dire que la vie de tant de gens a pu dépendre du fait de comprendre tout ce charabia.

 

Fry a été reconnu Juste parmi les Nations.

Sur un sujet proche, Transit, le roman d’Anna Seghers.


Il y a quelques jours la Ville de Marseille a rendu hommage à Vladimir Vochoc, mentionné dans le livre. Je vous résume l'article de Benoît Gilles paru dans Marsactu pour vous donner une idée. Vochoc est nommé en 1938 consul de Tchécoslovaquie à Marseille. Mais après les accords de Munich, son pays n'existe plus. Il a pourtant conservé tous ses tampons et toutes ses relations politico-diplomatiques. Il fournit ainsi des centaines de passeports à Varian Fry, qui en finance l'impression, jusqu'en 1941, date à laquelle il est arrêté et placé en résidence surveillée. Heureusement, il parvient à s'enfuir et à rejoindre le gouvernement de Tchécoslovaquie en exil à Londres. (ensuite il a été emprisonné par les communistes et il s'est marié avec une Française, c'est un vrai héros).

Cela donne aussi une idée de l'atmosphère de débrouille et de n'importe quoi qui régnait alors.

 

 

11 commentaires:

Sandrine a dit…

Voilà qui semble très intéressant. C'est chez quel éditeur aujourd'hui ?

nathalie a dit…

Il y a eu des éditions anciennes, mais c'est Agone qui a l'édition la plus récente (l'année dernière je crois). Oui, il faut accepter de ne pas forcément très bien comprendre ou retenir qui sont ces gens, mais cela donne le ton d'une époque et de la panique qui animait tous les réfugiés.

nathalie a dit…

@Sandrine : je corrige : l'édition grand format est chez Agone mais la reprise en poche chez J'ai lu (et avant il y a eu Fayard).

keisha a dit…

On n'arrête pas d'en apprendre sur cette période, et quand il s'agit de gens bien, ça fait plaisir.
Ma bibli propose ls mémoires de Mary Jane Gold, Marseille , années 40

nathalie a dit…

@Keisha : J'ai acheté le livre de Mary Gold, elle est mentionnée à plusieurs reprises par Fry. Une amie l'a lu, le livre a l'air très virevoltant.

Ingannmic, a dit…

Le sujet est original, mais je crains de m'y perdre. Et j'avais eu du mal avec Transit, que j'avais trouvé assez brouillon..

nathalie a dit…

@Ingannmic : Transit n'est pas un très bon roman, c'est clair. Ceci dit, le roman et ce récit sont très complémentaires. Je t'accorde que ce n'est pas facile à saisir, mais je pense que cela vient de la situation même qui est incroyablement embrouillée (l'exemple du consul tchèque est quand même incroyable !).

miriam a dit…

Je le note, le sujet m'intéresse et puis croiser Masson et Brauner aussi, pour Breton pas forcément

nathalie a dit…

@miriam : Ici les grands artistes occupent un tout petit rôle. Ils doivent être plus présents dans les livres sur Lily Pastré (prochaine lecture, comme Mary Gold).

Passage à l'Est! a dit…

"placé en résidence en surveillance surveillée"? Aurais-tu fini toi aussi par être atteinte par tout ce charabia? Blague à part, c'est visiblement un document intéressant, et qui me rappelle certains passages de "Les beaux jours de l'enfer" de Faludy même si je ne me souviens plus maintenant s'il est passé par Marseille.

nathalie a dit…

@Passage : bien vu ! Tu as l’œil. L’article de Marsactu est paru la veille de mon billet et j’ai écrit dans une certaine précipitation.
Ce Faludy a l’air d’être un sacré personnage. Sa page Wikipedia française dit seulement qu’il est passé par le Maroc, il pourrait en effet être passé par Marseille. C’est difficile à dire car on ne sait pas exactement qui Fry a aidé, tout comme ce diplomate tchèque d’ailleurs.