La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 29 juillet 2025

Avancer sur ses deux pieds rend semble-t-il plus facile le déplacement dans le temps.

 


Rebecca Solnit, L'Art de marcher, parution originale 2000, traduit de l'américain par Oristelle Bonis, édité en 2022 en France par L'Olivier.

Un livre sur la marche, la marche inutile ou utile pour elle-même, que l'on dira « pour le plaisir », encore que le livre montre qu'une marche sans absolument aucune utilité n'a aucun intérêt et que ce qui est important est précisément le fait de marcher et non pas d'aller quelque part : randonnée solitaire ou collective, pèlerinage, ascension de montagne, manifestation, marche pour les droits civiques, balade digestive... sans oublier le tapis roulant de jogging !
Non pas une histoire à proprement parler, mais un genre de panorama qui aborde des thématiques variées.

Le rythme de la marche donne en quelque sort son rythme à la pensée. La traversée d'un paysage ramène à des enchaînements d'idées, en stimule de nouveaux. L'étrange consonance ainsi créée entre cheminement intérieur et extérieur suggère que l'esprit, lui aussi, est un paysage à traverser en marchant.

Philosophes grecs péripatéticiens, Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, participation de l'autrice à un pèlerinage dans le Nouveau Mexique, rapport des écrivains romantiques à la marche dans la nature, portrait du flâneur de Baudelaire, les passages de Paris d'Aragon à Benjamin...

J'ai été particulièrement intéressée pour ma part par le récit des grandes luttes anglaises pour le droit de marcher dans la campagne, dans les prés et dans les champs, sur des terres majoritairement privées. Je connais ces innombrables petites barrières que l'on tire, pousse, lève, pour passer d'un chemin à un autre, et qui permettent de circuler au milieu des céréales et des moutons et qui sont hélas inconnues en France, mais j'ignorais tout de cette histoire revendicatrice. C'est toujours bien de rappeler la dimension politique des choses en apparence les plus simples.

Plus attendu, mais très intéressant, le contraste entre la marche des hommes et celle des femmes : marcher seule en ville, mais enfin ? Marcher seule à la campagne ? Marcher seule dans des pays lointains ? Vous n'y pensez pas. Avec une analyse très intéressante des marches d'Elizabeth Bennet dans Orgueil et Préjugés.
Il y a aussi un chapitre intéressant sur l'architecture : la marche des nobles dans les jardins, puis dans les allées plantées d'arbres des villes.

La promenade au jardin permettait à ceux qui marchaient par plaisir de se distinguer de ceux qui marchaient par nécessité, ce pourquoi ils avaient à cœur de ne pas quitter les limites du jardin et se refusaient à voyager à pied.

J'apprécie le ton documenté et informé, mais aussi affectueux et ironique, ne se laissant pas conter par ceux qui vantent les bienfaits sans fin de la marche et qui oublient donc tous ceux et toutes celles qui ne peuvent pas marcher, quitte à les faire culpabiliser. Pas de glorification ici et une interrogation sincère sur certaines pratiques humaines.

Le livre est paru en 2000 et s'achève donc sur un constat assez désabusé sur les banlieues américaines, dépourvues de trottoirs et d'espaces publics. Je pense que si Solnit l'avait publié de nos jours, il y aurait un chapitre sur le come back de la marche (des applications de randonnées aux innombrables topoguides, sans oublier les indispensables « balades urbaines » aux thématiques variées qui fleurissent sur les sites des offices de tourisme de chaque ville) et un autre sur cette grande période de la marche empêchée, j'ai nommé les confinements de 2020 et 2021 (vous vous rappelez quand l'univers se réduisait aux trois rues à côté de chez nous?). À cet égard, le livre est agréablement complété par la lecture du numéro de juillet-août du magazine Les grands dossiers de sciences humaines, précisément sur la marche.

Marseille.


Le livre se ferme sur une double marche : l'une au cœur de Las Vegas, au milieu des casinos et de leur architecture spectaculaire, et l'autre dans la colline au-dessus de la ville.

Wordsworth ne fut certes pas le premier ni le dernier à marcher. Bien d'autres poètes romantiques se lancèrent aussi dans de longues randonnées, mais personne avant ni après lui n'a accordé à la marche la place essentielle qu'elle occupe dans sa vie et dans son art. Il a dû marcher tous les jours ou presque de sa vie, qui fut fort longue, et c'est en marchant de la sorte qu'il allait à la rencontre du monde et écrivait ses poèmes.

Sans que personne ait jamais défini de façon satisfaisante ce qu'est, au juste, un flâneur, parmi toutes les formes répertoriées de ce personnage, du flemmard invétéré au poète silencieux, il en est une qui s'impose avec force : celle du badaud nonchalant qui se promène seul dans Paris.

Solnit interroge à juste titre l'intérêt que l'on prend aux livres des marcheurs (Cognetti la semaine dernière ici même) : pourquoi les lire ? Pour le paysage raconté ? Pour les détails matériels des ampoules et des courbatures ? Pour la rencontre avec l'auteur ? Pour un peu tout ça ? On ne marche jamais vraiment pour rien, mais on valorise cette marche en apparence inutile. Rien n'empêche ensuite de se faire une petite bibliographie qui marche, avec non pas les livres des marcheurs, mais les romans : Ulysse de Joyce, Les Nuits de Rétif de la BretonneLa Route McCarthy, KrasznahorkaiNadja, sans parler de toutes les filatures des détectives. 

Extrait de Nadja d'André Breton.

On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et veni, vers la fin de l'après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l'imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c'est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c'est là que se passera cela (?).

Vous l'aurez compris, j'aime marcher. J'ai commis des billets enthousiastes où il s'agit seulement de marcher le long de la mer. J'arpente également pas mal ma ville , Marseille, avec ses quartiers si différents les uns des autres. J'ai donc apprécié cette lecture.

Un livre lu essentiellement sur le canapé quand la chaleur écrasante empêchait absolument tout mouvement. Mes chevilles ont plus souffert de cette immobilité forcée que de toutes les marches dans les calanques.

Un livre lu par Keisha en 2013.




7 commentaires:

  1. Ouf, j'ai failli ne pas retrouver mon exemplaire, il est là, avec ses copains, dans le coin 'marche' de ma bibli. Quel bonheur ce bouquin! (bon, allez, je me bouge, je vais marcher - ou alors le vélo le long du canal?)(la température est idéale)

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    1. Fraîcheur garantie par chez toi (et la piste cyclable le long du canal doit être terminée en plus !).

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    2. Un 18 degrés, ensoleillé -je confirme-, oui, par la piste cyclable -qui a bousillé mon parcours footing avec l'enrobé- mais tellement pratique -sans camions.

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  2. Humm.. une nouvelle activité à venir ?

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    1. Ne compte pas sur moi ! Enfin, marcher, oui, j'aimerais le faire davantage, parce que c'est une des choses qui me fait le plus de bien, notamment sur le mental, mais pas de challenge thématique côté lecture !
      Mais je trouve amusant de lire un livre et de penser à tous les autres livres qui font écho, et de voir que l'autrice les cite (ou pas) ou en cite d'autres. Qui aurait pensé à Orgueil et Préjugé à propos de la marche ? C'est plutôt stimulant.

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  3. A vrai dire le passage sur la marche dans Orgueil et préjugés est le seul qui me tenterait, même si je ne doute pas du fait que l'ensemble est intéressant ! Mais je ne sors pas du roman facilement ...

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    1. Je peux te les scanner si tu y tiens mais que tu crains d'explorer des territoires inconnus !

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