La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 8 avril 2025

Et sa voix avait la tranquille fierté des étendards abattus.

 


William Faulkner, Sartoris, parution originale 1929, traduit de l’anglais par R.-N. Raimbault et H. Delgove, se trouve en Folio.

Nous faisons connaissance avec la famille Sartoris, dans le Mississippi, peu après la Première guerre mondiale. Grande famille blanche, banquier, bienfaiteur de la ville, héros de la guerre de Sécession, têtes brûlées. Il y a Bayard le vieux et sa tante Jenny, 80 ans, la tête solide. Ne tarde pas à arriver Bayard le jeune, le petit-fils, qui revient de la guerre complètement traumatisé, revivant sans cesse la mort de son frère John. Car il y a aussi les fantômes des morts. Et les domestiques noirs, les nègres dans le roman, le vieux Simon et un jeune qui revient aussi de la guerre. Et puis il y a une jeune femme et le frère de la jeune femme.

Le vieux Bayard ferma la porte derrière lui et se dirigea vers la voiture, de cette allure droite et roide qui, comme l’avait un jour déclaré un de ses compatriotes, se serait barré le chemin à elle-même en tombant, s’il était venu à faire un faux pas.

Un roman qui se déroule sur un peu plus d’une année et qui nous plonge au plus près de la vie de ces personnages. Si l’on excepte le début, où on s’embrouille un peu dans ces John et ces Bayard et ces guerres qui se répètent, le lecteur parvient assez rapidement à partir sur le bon pied. De même, l’histoire est relativement attendue, mais ce sont les péripéties intermédiaires qui vont retenir toute l’attention de l’écrivain et de la lectrice.

J’ai apprécié l’évocation des interactions complexes entre les personnages. Miss Jenny qui a la tête pleine des Sartoris, qu’elle critique haut et fort, mais auxquels elle voue sa vie. Simon et Bayard, indispensables l’un à l’autre, mais passant leur vie à se mépriser, l’impossibilité pour certains d’envisager d’autres rapports de force que ceux qu’ils ont toujours connus. La violence des rapports sociaux, coups et insultes, les ordres donnés, comme une normalité.

L’idée de retrouver son cabinet de travail avec son odeur de moisi faisait naître en lui une flambée… non d’enthousiasme, bien sûr, mais d’un renoncement profond et résigné qui ressemblait presque à du plaisir. Ce que signifiait la paix. Les jours d’autrefois, invariables, sans ailes peut-être, mais aussi sans catastrophe.

Il y a aussi les relations difficiles entre hommes et femmes, eux qui partent au loin et qui reviennent tout détruire, et elles qui les enterrent et les élèvent – après tout si les maisons du Sud sont encore debout, c’est bien autant grâce à elles que grâce au travail acharné des noirs dans les champs et les maisons. Mais au cimetière il n’y aura que les noms des hommes sur les tombes.

Les maisons avec les grandes allées d’arbres, les fleurs, leur couleur et leur parfum, les souvenirs au grenier, les cuisines – il y a un beau repas de Thanksgiving en famille.

Simon avait terminé son service dans la salle à manger, et, de la cuisine, montait dans le vestibule un endormant murmure de voix porté par cette légère agitation d’une atmosphère trop chaude pour qu’on pût lui donne le nom de brise.
Benton, Cueilleurs de coton en Georgie, 1928-9 Tempera HT, Met

Des personnages âgés vivent dans le souvenir de l’époque supposément glorieuse des voitures à cheval, de la guerre à cheval, des plantations, des esclaves, de l’élégance et des jeunes hommes, mais désormais, les hommes, noirs et blancs, reviennent d’une autre guerre, que l’on a faite avec des avions et des canons, dans un pays qui veut plus ou moins d’eux. Le roman raconte ainsi une époque de transformation de la société rurale sudiste – est-ce plutôt « que tout change pour que rien ne change » ou « autant en emporte le vent » ?
La figure du jeune Bayard traverse le roman comme un météore, ravagé, romantique, destructeur.

Et même si la tante Jenny maîtrise à la perfection « cette expression de totale et insurmontable lassitude que toutes les femmes du Sud avaient appris à acquérir », cela ne l’empêche pas d’essuyer la poussière du piano avec le bas de sa robe et d’apprécier une promenade en voiture rapide.
L’ensemble n’est étrangement pas dénué d’espoir.

Ou plutôt il lui semblait que sa tête était celle d’un autre Bayard étendu sur un lit inconnu, et dont les nerfs engourdis par l’alcool rayonnaient comme des fils de glace à travers ce corps qu’il devait traîner à tout jamais avec lui par un monde sans joie et sans intérêt.

Merde ! s’écria-t-il, couché sur le dos, regardant par la fenêtre dehors où il n’y avait rien à voir, attendant le sommeil sans savoir s’il viendrait ou non, sans se soucier particulièrement que ce fût l’un ou l’autre. Ne rien savoir, et l’interminable durée de la vie normale d’un homme.

Il allait se coucher les muscles apaisés, le corps tout plein des rythmes tranquilles de la terre, et s’endormait ainsi. Mais il s’éveillait encore parfois, dans la paisible obscurité de sa chambre, et sans que rien l’en eût averti, contracté, trempé de sueur, en proie à la terreur de jadis. Alors, pendant un instant, le monde était aboli, et lui n’était plus qu’une bête prise au piège dans les hauteurs du ciel bleu, luttant désespérément pour la vie, prise au piège dans la diabolique machine qui l’avait trahi, qui avait tenté le destin avec trop d’audace, et il repensait que, si la balle vous atteignait, c’était l’explosion en l’air, la catastrophe inévitable. Tout plutôt que la terre. Ce n’était pas la mort, non, c’était cet écrasement qu’il vous fallait vivre tant de fois avant de toucher le sol, c’était cela qui vous étreignait la gorge jusqu’à la nausée.

Faulkner sur le blog :

Descends, Moïse et Le Bruit et la fureur : pour ces deux-là, on est dans le dur
Sanctuaire le deuxième plus facile pour commencer, mais il est sombre, sombre.
Tandis que j'agonisele plus facile pour commencer, une farce macabre brillante.
Lumière d'août : un très bon roman.

Petite interruption des activités sur le blog, reprise des opérations habituelles dans 10 jours. En attendant, vous aurez un peu de poésie.




19 commentaires:

  1. J'adore le littérature du sud des USA, mais j'ai toujours aussi peur de Faulkner !

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    1. Bon j'essaie de défricher, tu vois que quelques titres sont plus faciles (comme le dit d'ailleurs Ingannmic juste en-dessous).

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  2. Un bon titre pour commencer avec Faulkner, je trouve : à part le début, comme tu l'écris un peu "confusant", c'est un titre qui se lit facilement. C'est dans celui-là qu'on croise les Snopes, je ne sais plus ? J'ai le trilogie les concernant sur ma pile, je m'y attaquerai peut-être à l'occasion de la prochaine saison des pavés..

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    1. D'après Google les Snopes figurent précisément dans la trilogie. Moi aussi il faut que je m'y attaque. Cela ne se fera pas en un jour !

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  3. Un jour je le relirai, cet auteur... Pour l'instant, je suis ailleurs.
    Bons congés (mérités)

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    1. Merci, merci, vous aurez plein de photos !

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  4. J'adore Faulkner mais il me donne du mal. J'ai commencé par Le bruit et la fureur (pas le plus abordable, je pense) et puis Sanctuaire. Je continuerai de le lire mais par dose homéopathique.

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    1. Ah oui mais tu as commencé par le plus difficile ! Et Sanctuaire est si âpre, si dur... J'essaie de proposer des pistes si tu veux retenter.

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  5. un auteur lu bien avant le temps des blogs mais que j'ai repris avec bonheur. je ne relirai sans doute pas tout mais celui là je l'aime bien

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    1. Et moi, je découvre, à mon rythme.

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  6. Quand j'étais jeune je ne l'aimais pas ! Je le trouvais trop dur. Erskine Caldwell, oui, Faulkner, non. Il faudrait que j'essaie à nouveau.

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  7. commentaire précédent signé : Claudialucia

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    1. Et moi je ne connais pas ce Caldwell, je note donc son nom.

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  8. Honte à moi! je n'ai rien lu de Faulkner

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  9. Je ne connaissais pas ce Sartoris. Je le garde pour après La faute de l'abbé M. (pour quand je serai à la retraite).

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    1. On a intérêt à avoir une longue et belle retraite...

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  10. J'aime beaucoup Faulkner, par contre Sartoris n'est pas le roman que j'ai préféré. Mais tu en parles.tres bien et tu me donnes presque envie de m'y replonger. Pour moi Absalon! Absalon reste le sommet de l'œuvre.

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    1. Ah bah oui, mais je n'ai pas encore lu Absalon ! Absalon ! tout s'explique

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