La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 24 mars 2020

Derrière lui, l’oiseau chanta de nouveau, trois mesures monotones, constamment répétées.

William Faulkner, Sanctuaire, traduit de l’américain par R. N. Raimbault et Henri Delgove, parution originale 1931, édité en France par Gallimard.

Benbow, un avocat, se retrouve contraint de passer quelques heures dans une maison bizarre, habitée par des trafiquants d’alcool (on est en pleine Prohibition). Quelques jours plus tard, c’est un jeune couple d’étudiants qui y échouent pour la nuit. Il y a des hommes ivres et violents, une pauvre femme et son enfant, un gars trop lâche et Temple, une jeune étudiante de 17 ans. Le pire advient toujours chez Faulkner.
Je préfère ne pas en dire trop sur l’intrigue (dont la narration est bien plus simple à suivre que dans d’autres romans), car une partie de l’histoire repose sur le fait que le lecteur comprend les choses qui ne lui sont pas dites, ou comprend plus, ou comprend mal, et que les malheurs se découvrent peu à peu, comme autant de voiles superposés, qui se déchirent les uns après les autres, dans la douleur.

Elle put percevoir comme le bruissement de cette épaisseur de silence que Popeye dut écarter et traverser pour parvenir jusqu’à elle, et elle se mit à dire : « Il va m’arriver quelque chose ? » Elle le dit au vieux dont les yeux n’étaient que deux glaires jaunâtres. « Il m’arrive quelque chose ! » hurla-t-elle au vieux assis sur sa chaise au soleil, les mains croisées sur la poignée de son bâton. « Je vous avais bien dit que ça arriverait ! » clamait-elle, et ses paroles s’envolaient comme des bulles brûlantes et silencieuses pour se fondre dans l’éclatant silence qui les entourait.

Tout d’abord, cette maison de l’angoisse, isolée, habitée par des gens étranges. Un Popeye inquiétant, un simple d’esprit, un couple, des hommes qui passent. Les allées et venues entre la grange et la maison, autour de la véranda, dans le couloir menant à la cuisine. Beaucoup d’alcool et de menaces. Le lecteur imagine des choses… terribles.
Une autre maison, celle du bordel de Miss Reba, une grosse femme noire, avec deux petits chiens blancs. Une chambre aux volets clos et aux portes qui claquent. Il s’y passe des choses… auxquelles le lecteur ne s’attendait pas forcément.
Le lecteur suit une bonne partie du temps le regard de Benbow, un avocat honnête, mais faible et dépassé par les événements. Un homme qui quitte sa femme, aux sentiments troubles pour sa belle-fille, manipulé par sa sœur, qui se heurte aux préjugés sociaux de son temps. Sa bonne volonté n’empêchera pas la tragédie de se dérouler.
Mais au centre du roman, il y a Temple – ce « sanctuaire » évoqué par le titre, car les jeunes femmes doivent rester « intactes ». Une adolescente, pas encore une femme, même si elle a hâte de devenir adulte, mais peur aussi, une petite bourgeoise, fascinée par les hommes troubles, mais vite effrayée. Une femme sous emprise. L’habileté de Faulkner est de raconter beaucoup de choses de son point de vue, tout en ne la rendant pas sympathique du tout. Impossible pour le lecteur de s’identifier avec elle, de la reconnaître comme une victime – le piège narratif se referme sur elle et Temple devient une écervelée ou une manipulatrice. À la fin du roman, elle est irrémédiablement détruite.
C’est le récit d’une tragédie. Les événements semblent inéluctables. Tout est en effet pourri dans la région du Mississippi. Les rapports de classe, la violence entre les sexes, les préjugés sociaux, les barrières que l’argent et la religion dressent, empêchent tout espoir d’advenir. Il faut bien rester à sa place, même en étant broyé. Et aucun personnage n’échappe au mal. Les femmes de bonne famille sont cramponnées aux normes sociales et religieuses, tout comme les prostituées, tandis que l’honnête avocat et le truand se partagent les désirs compliqués et l’impuissance, tous ces gens incapables de se regarder en face.

Il demeura là, tandis que, de chaque côté de lui, elles passaient en un flot régulier de petites robes multicolores, bras nus, cheveux plaqués et brillants, avec, dans leurs yeux, cette identique expression de fraîcheur innocente et hardie qu’il connaissait si bien, avec l’identique et violente peinture de leurs bouches ; comme de la musique en mouvement, comme du miel versé dans un rayon de soleil, païennes, fugitives et sereines, évocations ensoleillées et légères de tous les jours abolis et de toutes les joies perdues.
E. Holgate, Ludivine, 1930, Ottawa

Un roman proprement terrifiant, qui met le lecteur franchement mal à l’aise. Les victimes sont aussi des bourreaux ou ne laissent rien pour s’apitoyer, elles semblent complices de leur sort dans un roman qui raconte l’oppression et l’emprise comme le modèle de fonctionnement d’une société. Faulkner montre qu’il a une connaissance intime de ce monde, qu’il raconte avec maestria.
Avec cela, des passages au ton de carnaval burlesque. Je retiens notamment le récit des funérailles d’un truand, avec punch et bagarre générale. Il y a aussi la belle nature, les fleurs, les oiseaux et la douceur de l’air. Tout se déroule au cours d’une jolie journée de printemps. C’est trompeur.

Le temps n’est pas une si mauvaise chose, après tout. Employez-le comme il faut et vous arrivez à étirer n’importe quoi, comme un élastique, jusqu’à ce que ça craque d’un bout ou de l’autre, et que vous restiez là, avec toute la tragédie, tout le désespoir, comme deux petits nœuds entre le pouce et l’index de chaque main.

La lecture de la fiche Wikipédia française réserve une surprise en affirmant que certains personnages devraient leur sort au fait qu’ils sont noirs. J’ai eu trois réactions :
  1. Mais non ils ne sont pas noirs.
  2. Relecture du roman : rien n’indique qu’ils sont noirs. Mais après tout, rien n’indique formellement qu’ils sont blancs, donc après tout ils pourraient l’être… même s’il paraît étrange que Faulkner soit explicite concernant la couleur de certains personnages, mais pas d’autres.
  3. Je lis la fiche Wikipédia en langue anglaise. Aucune mention de cette couleur de peau. J’en conclus que les rédacteurs français ont une vision très simpliste des mécanismes d’oppression.

Faulkner sur le blog :

11 commentaires:

  1. Voilà bien longtemps que je n'ai pas lu Faulkner... Et je regarde sur mes étagères bien rangées et que vois-je entre Howard Fast et Eric Faye ? "Sanctuaire" dudit Faulkner ! Voilà, yapuka...

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    1. Voilà, c'est parti pour une belle lecture !

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  2. Ton billet est parfait, il m'a complètement replongée dans cette lecture, avec laquelle j'ai découvert Faulkner. Un choc, évidemment, et une certaine déstabilisation, aussi... Comme c'était mon premier, je l'ai trouvé difficile à suivre, mais après avoir lu notamment Le bruit et la fureur, il faut bien admettre que ce n'est pas son plus inabordable !!

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    1. Ah c'est clairement plus lisible ! Presque tout confort, même si en fait, il joue avec les nerfs du lecteur.

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  3. Je n'ai lu que Le bruit et la fureur (aimé!) et un autre il y a très longtemps , Moustiques, (pas aimé mais sans doute pas compris, une héroïne détestable) et abandonné Si je t’oublie Jérusalem, pourtant très bien, mais pas le moment donc à reprendre, on dirait que les héroïnes de faulkner sont tout sauf attachantes (voir ce que tu dis de Temple).
    Bon, je retournerai à Faulkner (quel écrivain!)

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  4. Et la comparaison des fiches wiki, très bien!

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  5. Pour les classiques, la lecture des fiches Wiki est souvent intéressante. Elle révèle des détails ou elles interrogent.
    Je n'ai lu que 3 romans de Faulkner, je débute mais je suis tombée dedans à pieds joints ! Quel bonheur ! j'avoue que pour le moment parmi les héroïnes plutôt positives il y a la nourrice du Bruit et la fureur, sur laquelle s'ouvre magnifiquement la 4e partie. Pour les autres, en effet, pas forcément sympathiques. Je dirais que plus que les hommes les femmes sont prises dans les interdits, les contraintes et le poids des normes de la société. Elles disposent de moins de liberté et de choix d'action.

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  6. Tu me donnes envie de le relire ! C'est marrant, avec la fin de ton billet j'ai réalisé que je me souvenais de personnages noirs, pourtant en relisant mon propre billet et ses commentaires quelqu'un m'avait posé la question (rapport avec la fameuse page Wikipédia) et j'avais répondu que non. On a une telle image du racisme du Sud en France qu'on doit être incapables de concevoir les inégalités autres que raciales.

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    1. Oui c'est très intéressant ! C'est une incompréhension qui en dit beaucoup sur nous. Faulkner n'est pas si simpliste et il montre bien toute la complexité des mécanismes d'oppression, à plusieurs détentes.

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  7. je partage totalement ton avis de roman terrifiant, je l'ai fermé à plusieurs reprises mais on est obligé de le reprendre
    j'aime beaucoup ton expression de maison de l'angoisse, c'est tout à fait ça
    j'ai été intéressé par les avis d'autres écrivains qui élargissent ainsi notre analyse
    je vais mettre un lien vers chez toi

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    1. Il y a des passages insoutenables franchement.

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