La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 10 septembre 2019

Il n’y aura jamais de chance dans une maison où on ne prononce jamais le nom d’un des enfants.

William Faulkner, Le Bruit et la fureur, traduit de l’américain par Maurice Edgar Coindreau, parution originale 1929, édité en France chez Gallimard.

Dans une première partie, les prénoms se succèdent de façon désordonnée, mais le lecteur comprend progressivement que tout est raconté du point de vue de Benji, un simple d’esprit. Nous sommes dans une grande propriété du Sud, une famille nombreuse, une mère malade, des blancs et des noirs et beaucoup de non-dits. Le lecteur comprend aussi progressivement que Benji est tantôt un enfant tantôt un homme de 33 ans. Il convient donc d’effectuer un petit tour sur la fiche Wikipedia du roman qui est loin d’être parfaite, mais qui explique la clé de ce mystère (et comporte un arbre généalogique) : en cette soirée d’avril 1928, Benji est âgé de 33 ans, mais les souvenirs, guidés par les sensations, se ramènent à lui, dans toute leur immédiateté et leur désordre (et les italiques sont chargés de guider le lecteur). On se dit que c’est un peu sportif… Et pourtant ! Cette partie raconte en réalité tout le roman, mais d’un point de vue si étonnant… J’ai passé ensuite ma lecture à y revenir, à la relire et à me dire « ha mais tout était déjà là ! ». En effet, Benji a assisté à tout !
La deuxième partie est écrite du point de vue de Quentin, un frère de Benji. Nous sommes en 1910. Le jeune homme est à l’université et ne pense qu’à la sexualité de sa sœur Caddy, regrettant un inceste qui n’a pas eu lieu, désespéré à l’idée de son mariage, détestant les jeunes gens brillants qui l’entourent. C’est une partie triste et mélancolique, marqué par le mouvement de l’eau et de la rivière.
Troisième partie, retour en 1928. Nous sommes cette fois avec Jason, un autre frère. À partir de là, le récit devient bien plus linéaire et franchement c’est assez désagréable, car Jason est un sale type ! Il est pénible de passer ce temps en sa compagnie. Nous comprenons aussi ce qu’il est arrivé à tous les membres de la famille, à Caddy et à sa fille, à Benji qui a changé de prénom, aux parents… pauvre famille décomposée ! Alors même que la situation s’éclaircit pour le lecteur, qui reconstitue le récit, replace les événements à leur place et relit en diagonale la première partie, pour la famille Compson, c’est l’inverse. Tout part en lambeaux.
Quatrième et dernière partie, deux jours plus tard. Il s’est produit quelque chose et la famille (ou le peu qu’il en reste) a volé en éclat. Ici le point de vue est extérieur, mais le personnage principal est Dilsey, la vieille gouvernante noire, qui a élevé tous les enfants et qui a vu l’écroulement d’un monde.
J’ai pris le parti de dérouler tout le roman, car les effets de structure sont importants. Tout semble contenu dans cette première partie incompréhensible où les sensations sont premières. La narration rationnelle, avec ses liens logiques de cause à effet, n’est que seconde – en rien supérieure. Au lecteur de se perdre (avec une carte en main quand même) et de naviguer entre les membres de la famille.

Black dolls.
Si seulement nous avions pu faire quelque chose d’assez horrible et père a dit Cela aussi est triste, on ne peut jamais faire quelque chose d’aussi horrible que ça on ne peut rien faire de très horrible on ne peut même pas se rappeler demain ce qu’on trouve horrible aujourd’hui et j’ai dit On peut toujours se dérober à tout et il a dit Tu crois ?

Nous avons le portrait sur plusieurs générations d’une de ces familles du Sud, héritière des anciennes plantations, qui dégénèrent lentement après la guerre de Sécession. Les noirs sont toujours présents, nombreux, mais marginalisés. Un monde se défait inexorablement et tombe en ruine.
Et pourquoi ça m’a plu ? J’avoue un goût inconsidéré pour les grands romans compliqués et ambitieux. J’aime me perdre dans les pensées tortueuses et peu structurée des personnages, voyager d’un souvenir à un rêve, et revenir brutalement au présent. Ici les personnages sont animés par leurs souvenirs d’enfance. Ils ressassent des phrases et des impressions, qu’ils transforment et trahissent, pour justifier leurs actes. Tout cela me paraît assez juste. L’évocation de la cohabitation entre les individus est également d’une grande richesse : la perception des uns et des autres, la façon dont les noirs et les blancs vivent ensemble dans deux mondes séparés, la confiance mêlée de méfiance au sein de la famille. Ici rien n’est statique. Tout évolue et évolue dans le sens d’un lent pourrissement. Les confusions entre personnages qui embarrassent le lecteur ne sont qu’une façon de traduire ces effets de mémoire, d’héritage familial et de destinée à long terme, qui dépassent le seul individu. Il y a une véritable obsession pour le temps qui passe, pour les montres, pour les pendules, pour les cloches qui sonnent l’heure et pourtant le monde se tient immuable, autour de ces faibles petits êtres humains qui s’agitent.
Au lecteur de reconstituer dans sa tête le récit linéaire tel qu’il aurait pu être écrit et qui ne le sera jamais. L’important, ce sont les cris, les peurs, les passions, les regrets.
Un roman fascinant.

Le jour se levait, triste et froid, mur mouvant de lumière grise qui sortait du nord-est et semblait, au lieu de se fondre en vapeurs humides, se désagréger en atomes ténus et vénéneux, comme de la poussière, précipitant moins une humidité qu’une substance voisine de l’huile légère, incomplètement congelée. Quand Dilsey, ayant ouvert la porte de sa case, apparut sur le seuil, elle eut l'impression que des aiguilles lui transperçaient la chair latéralement. (...)
On eût dit que muscles et tissus avaient été courage et énergie consumés par les jours, par les ans, au point que, seul, le squelette invincible était resté debout, comme une ruine ou une borne, au-dessus de l’imperméabilité des entrailles dormantes.

Le billet de Keisha où elle explique très bien la façon dont nous sommes plongés dans la tête de Benji et tout l’intérêt de ce procédé.

Également mon billet sur Descends, Moïse de Faulkner. Prête à continuer l’aventure avec cet auteur ! Un roman à relire et ça, c’est bien.

7 commentaires:

  1. Purée, faut que je le relise, alors!

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    1. Un roman pareil doit pouvoir se relire une infinité de fois je pense ! C'est énorme.

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  2. j'ai lu cet été Sanctuaire et Tandis que j'agonise, celui là sera pour dans quelques mois mais ça ne m'a pas empêché de te lire attentivement

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    1. Il paraît que j'en dis trop... mais je trouve important de mettre en relief les éléments structurants du roman, on ne s'en rend pas toujours compte à la lecture.
      J'ai acheté Sanctuaire récemment, apparemment il a été réédité.

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  3. Non, il est parfait ton billet, c'est une lecture qui nécessite un accompagnement ! Moi c'est la préface qui m'a sauvé.. je les passe toujours, et là, alors que j'étais en train de me noyer dans la 1e partie, j'ai dû avoir une intuition puisque je suis allée la lire et qu'elle m'a permis d'aborder la suite avec un éclairage salutaire ! Une sacrée lecture, oui !

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    1. D'ailleurs la notice Wikipedia reprend en grande partie la préface. J'ai eu de la chance : j'ai acheté mon livre d'occasion et un précédent lecteur avait laissé un arbre généalogique griffonné sur un papier !

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  4. Pareil, pour une fois la préface m'a aidée!

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