La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 22 septembre 2025

L'idée s'était formée peu à peu dans son esprit que la sauvagerie n'était pas une limite, mais une part du monde – considérable.

 

Céline Minard, Tovaangar, aux éditions Rivages, rentrée littéraire de septembre 2025.

L'héroïne est Ama, une Auboisière (?), accompagnée de Mianeh, une Dronote (?). Au début, le lecteur est un peu perdu – qu'est-ce que ce « Gros-Cerveau » nommé Atlal qui part en Expé avec elles ? Et puis, on entre dans la logique du récit. 

Un monde très proche du nôtre, où différentes espèces circulent. Il suffit de changer un ou deux lettres, ou de faire appel à l'anglais, ou encore à son imagination, pour visualiser une humaine équipée de petits ailerons aux chevilles et dotée d'un rapport particulier aux arbres, une boule de métal et d'électronique et un animal à épaisse fourrure, de taille moyenne, d'une sensibilité tournée vers le rêve et vers la terre. Ils sont en expédition, ils voyagent, ils rencontrent d'autres espèces, d'autres êtres, la troupe se complète au fur et à mesure, notamment d'un petit écureuil qui se juche sur la tête du Gros Cerveau. Ils rencontrent des arbres, des Oaks, des oiseaux, des humains... 

Chaque espèce est là avec ses caractéristiques, ses préférences, ses propres capacités sensorielles, ses faiblesses. Bien sûr, chacun s'oppose et se complète. Et tout le monde n'a pas la même vision de l'histoire. Sachez par exemple que les plantes sont des baroudeuses.

La sauvagerie l'avait toujours attirée. Depuis qu'elle était en âge de faire le cochon pendu, de saisir des brindilles avec les orteils et d'opposer les pouces autour d'une branche pour se projeter dans les ramifications, elle ne pensait qu'à l'Expédition. Ni les comptines de mise en garde ni les courses en radeau ne la distrayaient longtemps. Elle en rêvait des heures durant. Elle écoutait, lisait, auscultait tout ce qui pouvait lui donner une idée des Tech-Expés du passé et de leurs virées légendaires. Nimbées de mystère et de violence silencieuse, les ruines que les Extracts avaient laissées derrière eux l'appelaient de façon irrépressible.

Et où circulent-ils ? Dans un espace qui est d'abord désertique, mais qui se remplit peu à peu d'une rivière et de ses affluents, d'une forêt... Et surtout il y a ce que le lecteur identifie comme une ancienne ville, détruite, faite de concrete ou de sauvagerie. Une ville immense, Hidden, avec des immeubles et des tours, des autoroutes freeway qui coupent la ville comme autant de fleuves... un souvenir de Los Angeles.

J'ai extrêmement apprécié ce que Minard fait des objets de béton, du barrage gigantesque, des routes et des parkings, non pas des objets d'horreur et de répulsion, mais des objets à reconquérir : ils sont inertes et tous les organismes vivants se sont acharnés à la détruire, mais en réalité il font partie de la vie de chacun et il est possible de leur donner un sens. Les plantes s'agrippent aux murailles. La freeway donne lieu à une très belle évocation de cette piste infinie où courent sans fin toutes les espèces animales, comme dans une grande course pour le plaisir. Ce n'est pas si binaire que cela. Un petit coup d'oeil à la page Wikipedia de Los Angeles permet de reconnaître quelques noms de lieux ou éléments d'architecture iconiques (le Getty notamment).

Je me fais la réflexion que l'on n'a sans doute pas du tout la même lecture selon que l'on habite en zone urbaine dense comme moi ou au milieu de la forêt.

Des aquaphiles avaient vécu en ces lieux. Des volatiles pêcheurs, des siècles plus tard. Le passage des Muridés était rapide, clair, celui des Lynx, des strigidés, des ursidés, des félins, plus durable. Leurs proies, leurs désirs et leur disparition étaient épars, étalés sur le sol, Ama avait l'impression de les voir bouger tous ensemble, traversant les parois souples d'époques séquentielles rendues à la même pâte du temps, simultanées, toujours présentes.

Et quel est le but de cette expédition ? C'est peut-être là où ça pèche. On le comprend rapidement, l'idée pour Ama et ses compagnons est de découvrir le monde, c'est-à-dire l'histoire de Hidden et de tous ceux qui ont agi pour se la réapproprier, et de rencontrer d'autres espèces, que le roman traite à égalité. Les troutes remontent la rivière et ont un désaccord avec les castors, qui se règle par une belle discussion. Des hydros, à la fois humaines et batraciennes, des humains se déplaçant sur des véhicules à voile, des fourmis, Clématis, Maÿs... Il n'y a pas vraiment d'intrigue ou de nœud narratif, le voyage d'exploration ou le roman d'apprentissage tourne un peu court. Cela manque d'enjeu. Bien sûr, la cohabitation inter-espèce ne se fait pas sans heurt ni sans irruption d'instincts opposés, mais tout cela se règle vite, trop vite (le mot « lénifiant » a été prononcé). J'ai l'impression que l'écriture est trop égale et ne met pas assez en relief les aléas. Le livre est gros et aurait mérité une narration un peu plus accentuée pour soutenir l'attention de la lectrice.

C'est davantage un voyage (une expédition !) qu'un roman de 670 pages et comme tout voyage, il y a des moments longuets où on se dit qu'on n'arrivera jamais, mais il y a aussi des points de vue, des surprises, des découvertes, des moments où on se dit « ahhhh chouette ! ». Un beau voyage.

Lorsque l'ombre bleue, pas encore noire, l'ombre du soit eut tout épousé, il y eut un instant de silence attentif. Les Corps de la nuit patientaient, les Corps du jour s'étaient tus, les arbres ne bougeaient plus. Chacun prenait la mesure de l'espace inoccupé, pour y trouver sa place, mieux s'y lancer peut-être, et définir sa trajectoire, chacun goûtait l'ouverture, l'indéterminé, la nuit à venir et le jour qui la suivrait comme si toute action était à ce moment possible, secrète, demandant seulement d'être engagée.

E. Terry, Projet pour une maison, encre, 1935, musée des Arts déco


J'aime beaucoup ce que Minard fait à la langue française, avec tous ces nouveaux mots qui nous perturbent et se comprennent aisément, qui parviennent à créer un univers totalement différent et étranger, mais cependant familier. Il y a de l'invention, de bonnes idées de langage et ça, c'est cool. Il faut aimer cet esprit créatif et fantaisiste.

J'apprécie particulièrement le récit d'une pêche de héron, la création d'un tapis glissant sur l'eau et surtout l'évocation de la Freeway. Le béton trouve sa place tout comme les fichiers informatiques et les coques de bateau. La rivière a aussi son identité. Et même un moustique se rend utile.

Avec ses six ou huit yeux à facettes, l'Arachnée était aussi bien équipée que Mianeh. Elle voyait le monde avec le même genre d'acuité et de complexité objective. Ce qu'elle faisait de ses perceptions visuelles et surtout des images mémorielles qui en dérivaient n'avaient rien à voir avec les usages de la Dronote.

Mianeh compilait, classait, reliait selon des critères d'efficacité et des objectifs définis, elle jetait aussi. L'Arachnée conservait le détail du monde dans son intégralité.

C'était l'heure des Cougars.

Ils arrivaient sans se presser, un par un, occupant la largeur de la chaussée des deux côtés. Des vieux, des jeunes, des grandes, des juvéniles, à bonne distance les uns des autres. Quelques feulement aigus, de longues canines, des yeux jaunes, ils appelaient, ils déambulaient en montrant leur force à chaque mouvement. Leurs pattes énormes, leurs épaules roulantes, le bout de leur queue qui balayait nonchalamment l'air au-dessus du bétume, leur silence étaient fascinants.

Comme dans toute assemblée, il y avait des personnalités plus visibles, plus retentissantes que d'autres. Au premier abord, on pouvait tenir l'Eucalyptus pour un maigrichon porté sur l'épate avec ses feuilles tombantes haut perchées et leur propension à dégringoler avec un bruit de cascade. Pourtant, l'Euc était timide.

Malgré ce bémol, je recommande cette lecture.

J'ai lu plusieurs autres romans de Cécile Minard, une autrice qui est toujours intéressante à suivre même quand on accroche plus ou moins, parce qu'elle tente des trucs avec la langue, avec les histoires, avec les dispositifs narratifs. Ses livres ne se ressemblent pas toujours et c'est bien.


Cécile Minard sur le blog :
Faillir être flingué : une histoire de western (mon préféré)
Le grand jeu : une femme dans la montagne - elle veut tout contrôler
Bacchantes : des bandites dans une cave à vins

Incroyable : c'est ma sixième participation au défi Objectif SF de Sandrine - qui aurait cru que j'en lirais autant ?
Je propose également d'inscrire la ville de Hidden, descendante fictionnelle de Los Angeles, sur la carte urbaine d'Athalie et d'Ingannmic.





4 commentaires:

  1. Merci pour cette nouvelle participation, et bravo ! J'ai tenté plusieurs fois Céline Minard mais soit elle m'ennuie, soit elle m'exaspère...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Comme j'avais aimé le premier, Faillir être flingué, depuis j'ai une bonne opinion d'elle, ça aide !

      Supprimer

N’hésitez pas à me raconter vos galères de commentaire (enfin, si vous réussissez à les poster !).