Dolores Prato, Bas la place y'a personne, première édition incomplète en 1980, édition originale complète posthume 1997, traduit de l'italien par Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro, édité en France en 2018 par Verdier.
Juillet 2025, j'attaque cet énorme livre (880 pages quand même), avec le vague espoir d'être déçue et de pouvoir le virer de la bibliothèque après quelques pages. Évidemment, c'est tout le contraire. Il m'a tenue trois semaines et il a bien gagné sa place définitive.
Une énorme corbeille de personnes, de peurs, d'émerveillements, de paroles en mouvement, voilà ce qu'était le village ; je regardais de-ci de-là, parfois je m'enfuyais, parfois je restée bouche bée et ne savais pas que j'étais malheureuse. Seules les maisons ne bougeaient pas, les églises, les rues, et cet homme qui dans les cartes postales s'était aperçu du photographe.
C'est un récit. Dolores Prato raconte son enfance dans la petite ville de Treja, dans les Marches, dans les années 1900. Mais ce n'est pas un récit linéaire et chronologique, c'est un tableau à multiples petites touches, qui prend forme progressivement. Il y a aura heureusement au début quelques indications, que l'on comprend peu à peu. Une petite fille abandonnée par sa mère, recueillie par une tante, dame élégante, et par un oncle prêtre (ils sont frère et sœur). Le lecteur se demande si elle est bien heureuse dans ce qui ne forme pas vraiment une famille.
La petite fille d'alors, et la vieille dame qui écrit, se raccroche au concret de son existence d'alors. L'aménagement de la maison, le moindre objet qui la compose et surtout son utilisation experte, les habitants de la ville, un à un, avec leur métier et leur personnalité, les différentes rues et habitations... L'accent est mis sur ce qui caractérise et sur ce qui différencie : chez les uns on emploie tel mot, on a telle pratique, mais chez les autres on fait comme ça, mais sa tante, elle, procède ainsi. C'est une plongée fascinante dans la vie quotidienne rurale d'alors : les gestes pour faire le pain, la réalité de ce que l'on mange, la diversité des étoffes, les règles qui régissent la façon de se parler, les différentes saisons, avec leurs cérémonies religieuses, leurs aliments et leurs habitudes.
Chaque prénom avait sa couleur et sa physionomie. Bernardo et Pasquale portaient une calotte ; Torquato était forgé sur l'enclume ; Carlotta, un gros beignet pâle ; Andrea, les dents d'une scie ; Natalina, châtaigne sèche ; Nicolina, fil de fer retors ; Luciola, la luciole ; Adelaide, derrière un éventail ouvert ; Dolores, quelque chose de lourd, de lent, un encombre.
Une particularité est que, pour diverses raisons, l'enfant se trompe souvent ou, réduite à l'ignorance, élabore des hypothèses. Contrairement à bien des récits rétrospectifs, aucune correction n'est apportée par l'adulte qui écrit, laissant en l'état les interrogations et les croyances, suspendues comme si elles n'étaient jamais retombées. Cela donne au récit une allure un peu étonnante.
L'ensemble ne suit pas une réelle progression. On sait dès le début que l'enfant sera mise en pension et que ce moment signera la fin de cette existence. Pourtant, le temps avance et au fur et à mesure que le récit accumule les objets, les détails, les portraits, les souvenirs, il ne peut empêcher la survenue de l'événement majeur que constitue le départ de l'oncle en Amérique (à savoir en Argentine). Cet événement, annoncé à de très nombreuses reprises, signifie la fin de l'enfance et le début du chagrin de la tante. Néanmoins l'histoire ne s'arrête pas, les années continuent nombreuses, mais on n'en saura rien. À la fin du livre, le voile n'est pas levé sur ce qu'a ignoré l'enfant et sur tous les événements qui surviennent ensuite.
Dans la rue, toujours près de sa mère qui semblait dire « regardez Teresina, j'étais comme ça quand j'étais jeune ». Teresina ne pensait certainement pas « vieille, je serai comme ma mère ».
Prato dresse un portrait à la fois tendre et sans concession de cet oncle et de cette tante, déjà âgés quand ils la recueillent, peu aptes à s'adapter à une enfant et à prodiguer des marques de tendresse. Ils sont présents du début à la fin, avec leurs particularités de langage et de personnalité. Leur séparation, au moment de ce départ, est déchirante (moi, yeux humides).
Au fond, la distinction était d'avoir ou pas un surnom. Les nobles n'en avaient pas ; la classe moyenne plutôt non que oui. Nous, nous n'en avions pas. Les pauvres toujours. Le vrai nom de la plèbe, qu'elle fût pauvre ou riche, c'était son surnom : essence de l'individu qui s'était révélé aux gens qui le voyaient vivre.
Proust est cité, mais pour dire qu'ici il n'est pas question des villes de la Belle Époque. De fait, on pense pourtant souvent à lui, avec cette reconstitution patiente d'une ville et de ses sociabilités, de la restitution des strates complexes d'une population, avec ces erreurs d'interprétation, avec surtout cette fascination de la petite fille pour le langage : les mots qui se disent entre hommes, entre femmes, entre dames, entre enfants, etc.
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Girolami Pini, Étude de botanique, 1615, Paris, Musée des arts déco |
Description précise de tel ou tel rituel catholique, de la difficile culture des vers du mûrier pour produire le fil de soie par les femmes pauvres de la ville, l'extraordinaire torréfaction du café dans la cheminée, les différents ustensiles de cuisine, la planche à pétrir pour faire le main ou les pâtes, le détail de la coupe de la soutane et du fil des chaussettes, la distinction sociale subtile entre le châle, le fichu, l'écharpe et les diverses façons de les porter, la fabrique des conserves de tomates et des écorces d'orange confite...
Je suis sensible à cet essai de catalogue, de revue des existences, où les objets racontent les usages et la façon de vivre, à la reconstitution d'une époque et de sa population, dont il reste aujourd'hui des souvenirs et des fragments que l'on ne comprend pas toujours très bien. Par cette étrange accumulation, on comprend que la narratrice se raccroche à son enfance et tente de reculer le plus longtemps possible les événements qui y mirent fin.
Dans les pâtes achetées pour faire en bouillon, il y avait les peperini, toujours assez durs, les ave maria et les pater notser, cannolicchi plus petits les ave maria, plus gros les pater noster, exactement comme sur le chapelet ; il y avait les stelline, petites étoiles, les farfalline, petits papillons ; il y eut aussi les lettres de l'alphabet, toutes majuscules.
J'étais assise sur les briquettes du sol. Des miettes durcies s'enfonçaient dans ma peau comme de petits cailloux. Ce premier petit bout de monde emmagasiné par ma mémoire, je le vois comme maintenant je vois ma main qui écrit.
Je vous recommande donc cette belle lecture et je propose d'inscrire Treja sur la carte des villes d'Ingannmic et Athalie.
C'est presque un travail ethnographique que fait cette femme sur sa ville natale...
RépondreSupprimerOui, exactement. Certains aspects m'intéressent plus que d'autres, mais l'ensemble donne le portrait complet de la ville.
SupprimerL'idée que l'adulte ne vienne pas corriger les approximations de l'enfant et que le tableau général garde du flou rend ce livre intrigant. Mais plus de 800 pages... je ne sais pas si j'aurais ta patience.
RépondreSupprimerQuand tu es coincée chez toi par la canicule et que le livre est vraiment bien... Le début est intriguant mais finalement j'ai été scotchée.
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