Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe.
(…) Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n’incommodait pas encore, ayant l’air d’assurance et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette – dussent des passants vulgaires ne pas l’apprécier – était la plus élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement complet, n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs yeux, selon leur rythme propre, pourvu qu’ils suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par moment, comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne s’attachait plus à ses amis mais à un objet inanimé, il avait l’air de sourire encore.
(…) Et, comme la durée moyenne de la vie – la longévité relative – est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu, le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reget d’un berceau de glycines.
C'est la toute fin de la première partie d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Odette Swann glisse dans les allées du bois de Boulogne dans ses tenues où le soleil joue avec les rubans de soie mauve. Le narrateur écrit bien des années plus tard, à la fin de sa vie, la douleur d'un chagrin d'amour a disparu pour laisser place au souvenir des heures douces.
Otto Eckmann, Le Printemps, XIXe siècle, Hambourg, Kunsthalle et Friedrich Stahl, Fin de Saison, 1886, Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, les deux sur le site internet de la RMN.
Une pensée pour le directeur de la librairie Maupetit qui s'en est allé un peu trop tôt...
Une pensée pour le directeur de la librairie Maupetit qui s'en est allé un peu trop tôt...
On ne s'en lasse pas, merci beaucoup de rappeler ces belles et si douces images créées par Proust ! J'avais recopié ce même passage il y a quelques années à propos de la couleur mauve.
RépondreSupprimerBonne soirée !
Oui, c'est très beau, ces couleurs qui restent dans la mémoire et ne s'enfuient jamais réellement. Bonne soirée à toi.
RépondreSupprimertous les ans je me dis que je vais lire Proust, et tous les ans je reporte...je l'ai déjà lu, mais j'étais très jeune et je n'avais pas aimé...peut-être cet été, au calme...en tout cas l'extrait est superbe, merci!
RépondreSupprimerJ'ai une amie qui vient tout juste de commencer, mais elle n'a pas encore donné son avis, je m'inquiète... On va essayer de te donner envie avec pleins de beaux extraits.
RépondreSupprimerMoi aussi je veux le relire ! Non que je n'aie pas aimé au lycée, mais ces lectures "obligatoires", découpées au scalpel perdaient beaucoup de leur charme et de leur intérêt. Ce passage évoque ma couleur préférée et Proust, sans vilain jeu de mot est une madeleine à lui tout seul ! Je sais où venir quand le besoin d'en lire quelques lignes se fera sentir. Trè pro !! Et ça se sent. ^^
RépondreSupprimerCurieusement aucun enseignant ne m'a jamais parlé de Proust, je ne sais pas trop ce qu'il faut en penser. Une chance ou une absence ?
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