La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 4 février 2025

C’est l’un de ces noirs que même les corbeaux ne mangent pas.

 

Mia Couto, Terre somnambule, parution originale 1992, traduit du portugais par Élisabeth Monteiro Rodrigues, édité en France par Métailié (rentrée littéraire de janvier 2025).

Le roman a bénéficié d’une première traduction française par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, en 1994 (Albin Michel). Il s’agit donc d’une nouvelle traduction et d’une réédition.

 

Un vieil homme et un garçon marchent sur une route dans un pays désertique ruiné par la guerre et les bandes armées*. Ils trouvent refuge dans un ancien autocar qui a brûlé. Ils sortent et enterrent les cadavres et s’y installent. Il n’y a rien à manger, mais ils sont à l’abri. Et chaque jour ils explorent le terrain autour et rencontrent d’étranges personnes : un homme creusant un fleuve, un homme ayant apprivoisé une hyène, des femmes effectuant une cérémonie.

En parallèle, le petit garçon trouve une valise contenant des cahiers couverts d’une écriture. Il commence à lire. Un autre garçon, Kindzu, y raconte son enfance depuis la mort de son père, le déclenchement de la guerre civile, la haine contre les Indiens, l’appropriation du pays par une administration, sa quête pour renouer avec les sorciers et les guerriers d’antan.

Un chapitre avec le vieil homme et le garçon et un chapitre avec l’histoire de Kindzu, en alternance. C’est le roman.


Dans ce pays, la guerre avait mort la route. Sur les chemins, seules les hyènes erraient, fouissant au milieu des cendres et de la poussière. Le paysage s’était métissé de tristesses jamais vues, sous des couleurs qui poissaient à la bouche. C’étaient des couleurs sales, si sales qu’elles avaient perdu toute leur légèreté, dépouillées de l’élan de s’envoler vers l’azur. Ici, le ciel était devenu impossible. Et les vivants s’étaient accoutumés au sol, en apprentissage résigné de la mort.

C’est le début.


S’il s’agit d’évoquer la guerre civile et les horreurs qu’elle permet (il y a notamment un grand camp de déplacés, et puis la famine), c’est aussi un récit empreint de magie et de surréel. Les personnages rêvent et se rencontrent dans leurs rêves, les objets sont retenus par la magie et la terre est somnambule : le paysage avance chaque nuit tandis que l’autocar reste échoué sur la route.

Couto (et ses traductrices) construisent une langue sonore et signifiante, où les mots africains sont bien présents, où les mots s’inventent d’eux-mêmes, pour raconter un autre monde. C’est extrêmement beau.


Mais je n’imaginais pas tout ce dont il me faudrait triompher. Car plus je me nordisais et plus d’étranges survenances m’advenaient. Je ne me souviens même plus des nombreux moments où le vent déchira les voiles. Des bouts déchirés se formèrent des poissons qui tournoyaient au-dessus de ma tête.


Le désir de partir sur la mer au loin anime plusieurs personnages, cette attirance pour les flots, pour l’horizon, pour l’inconnu, alors que d’autres au contraire regardent vers l’intérieur des terres, vers les sagesses anciennes et les pouvoirs disparus. Mais voyager, c’est toujours se déplacer dans le paysage et dans le temps.

C’est une magnifique évocation du chaos de la guerre civile, qui n’est pas une guerre normale, qui ne peut pas s’arrêter, qui n’oppose pas des armées. La guerre civile, c’est quand tout devient élément de la destruction. Et pourtant les habitants vivent, tombent amoureux, ont des enfants, recherchent et trouvent leur famille, et rêvent.

  

Wim Botha, A thousand things, 2012 collection Blachère

Les idées, on le sait tous, ne naissent pas dans la tête des gens. Elles commencent n’importe où, ce sont des fumées libres, égaréperdues, qui tournoient en quête d’un esprit idoine.

 

Il s’expliqua : si seulement c’était une guerre pour de bon. Si ça avait été le cas, elle aurait fait grandir l’armée. Mais une guerre-fantôme fait grandir une armée fantôme, pillée, déboussolée, crainte par tous et commandée par personne. Et nous-mêmes, victimes indiscriminées, on se métamorphosait en fantômes.

 

Le paysage avait atteint la mer. La route, à présent, se tapisse uniquement de sable blanc. à mesure que le voyage avance, Tuahir empire, comme s’il s’approchait des dernières fins.

 


*On pourrait croire qu’il s’agit du début de La Route de Cormac McCarthy, mais c’est un pays d’Afrique, alors ce n’est pas une dystopie, mais la réalité. Pour ceux qui pense que le genre littéraire n’influence par la perception de la lecture.

 

Couto sur le blog :


Petite pause à venir sur le blog, reprise du cours habituel des choses dans deux semaines.


samedi 1 février 2025

August Sander

 

August Sander (1876-1964) est un photographe allemand qui a notamment documenté la République de Weimar avec des portraits de groupe, en plus de son activité de photographe professionnel habituel. Il s’agit d’un étrange travail.

L’ensemble, entre 500 et 600 photos, constitue un grand projet documentaire : Les Hommes du XXe siècle, inachevé et reconstitué après sa mort. C'est toute la République de Weimar qui prend la pose devant nous.


 

Photo de face, sans fioriture - ces trois hommes sont-ils dans la catégorie des notaires, des enseignants, des élus municipaux ? Je ne sais pas, je n'ai pas noté.



Eux, ce sont des fonctionnaires. Un petit greffier avec une grande casquette et un officier de police avec une grande, immense, magnifique moustache.


Et les commerçants ? Un pâtissier à gauche, immense et fier, en blouse blanche, devant une grande gamelle, qui a l'air minuscule entre ses mains. Et à droite, un maître coordonnier (oui pas un apprenti), devant son établi. L'époque est aux belles moustaches, décidément. 
(et dans le reflet, les autres photos exposées)


Série de photographies représentants les membres d'une association sportive paysanne. Et on a affaire à des boxeurs à droite.
Sociabilité professionnelle, amicale, locale.


L'aviateur (1920) - magnifique ! Comme une icône, strict face à face, seul le visage émerge de ce harnachement.


Ne pas oublier les fanfares locales et/ou professionnelles.

Gitans, maçons, artistes de cirque, familles, chômeurs, notables, soldats, officiers SS, juifs de Cologne, peintres célèbres, anonymes, employés des chemins de fer, enfants... ils se tiennent tous devant nous. Erich, le fils d'August, était également photographe, mais communiste, il a été arrêté par la Gestapo. Il a réalisé de nombreuses photographies en prison, prison où il meurt à cause d'une appendicite. August Sander intègre les photographies de son fils dans la catégorie des "prisonniers politiques".


J’ai découvert Sander, comme beaucoup, lors de l’exposition de 2022 au Centre Pompidou, mais à noter que le Mémorial de la Shoah lui avait également consacré une exposition dès 2018. Je regrette d’avoir loupé celle-ci, mais cliquez sur le lien, le texte est passionnant.


 



La page "En mémoire" rassemble plusieurs participations à la commémoration de la libération des camps.



jeudi 30 janvier 2025

Dites, madame Nénette, est-ce que nous serons à Noël chez nous ? Mais naturellement ! De quelle année ?

 


Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück ou Le Verfügbar aux Enfers, rédigée en 1944 à Ravensbrück.

 

À Ravensbrück, dans une baraque qui rassemble des femmes déportées majoritairement pour des raisons politiques, notamment des résistantes, on tente de résister par l’humour et l’écriture. Tillion rédige cette opérette-revue en trois actes (mais laissée inachevée), où elle rend hommage et met en scène ses camarades. On imagine que le soir, le ventre vide, mais les yeux brillants, se sont tenues de drôles de représentation, avec les moyens du bord – le tout dans la plus totale clandestinité.

Le rôle principal est celui du naturaliste, qui présente les espèces peuplant ce lieu étrange, et en premier le Verfügbar, autant dire celles qui refusent le travail obligatoire et qui sabotent ainsi l’appareil nazi. Il y a aussi Nénette qui vient d’arriver et qui doit tout apprendre du nouvel univers où elle est plongée et les autres qui lui expliquent.

C’est du théâtre et c’est une revue de cabaret. Il y a de nombreuses chansons, à chanter sur des airs connus (qu’il s’agisse d’Offenbach, de variétés ou d’Au clair de la Lune). C’est plein d’énergie et d’espoir.


Pirotte, Une petite fille dans une rue en ruine (Varsovie 1947).


 

Pour fuir le travail tenant du lapinus

Pour aller au travail tenant de la limace

Débile, et pourchassé, et cependant vivace,

Tondu, assez souvent galeux, et l’œil hagard…

En dialecte vulgaire, appelé « Verfügbar »…

 

Le naturaliste. – Anatomiquement on classe le Verfügbar parmi les animaux inférieurs…

Le chœur [se livre à une pantomime réprobatrice, cris, grimaces, grognements, etc.]

Le naturaliste [Avec énergie.] – Je dis bien : INFÉRIEURS… Nous avons vu, dès le prologue, qu’il est apparenté aux gastéropodes (de gaster : estomac ; et de podos : pied), car il a l’estomac dans les talons, ce que personne ne peut nier…

Le chœur [Murmures approbateurs, hochements de tête impressionnés…]

 

On plaisante sur la nourriture et sur l’attente des Américains (on ne leur filerait pas un rendez-vous à ces retardataires). On parle du transport et des gaz. On tient bon, vaille que vaille.

 


mardi 28 janvier 2025

On va crever ici, mais que le monde le sache !

 


Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis, 2019, Seuil.

 

Il y a des photos qui circulent, mais elles proviennent d’un peu partout, sont mélangées, et on ne sait pas très bien ce qu’elles disent. Ce sont des signes mis là pour « Shoah ». Dans son ouvrage, Cognet s’intéresse uniquement à un seul type de photographies : celles qui ont été prises par les gens enfermés dans les camps de concentration et d’extermination, par les victimes donc, et pendant leur enfermement. Pas de mélange avec les photographies prises par les nazis, par les armées alliées à la libération des camps, ni avec les dessins réalisés pendant ou après les événements.


C’est rien de dire que j’apprécie cette rigueur. Je suis toujours agacée par l’utilisation des « images » comme si les circonstances de la prise de vue n’avaient aucune importance.

Donc, une à une, Cognet les décrit, lui qui a observé avec attention les différents tirages disponibles, essaie d’identifier où et quand elles ont été prises. Il rassemble les informations sur celles et ceux qui ont pris les photographies, dans les conditions les plus précaires possibles, courant de grands risques, mais tous conscients que leur prise de vue constituait un acte de résistante et de témoignage pour le reste du monde.

Cognet revient également sur certaines disputes historiographiques (rôle des images dans l’histoire et la mémoire de la Shoah, interprétations, etc.). Ces débats sont sans aucune doute intéressants, mais j’avoue qu’ils ne retiennent pas mon attention, n’ayant pas suivi ces controverses.


Un point commun ? Ces photographies ne sont pas spectaculaires (à l’exception de quelques-unes). Elles peuvent même être déceptives, parce qu’elles ont été prises à un moment où le photographe ne risquait pas d’attirer l’attention, où il ne se passait rien, en cachant l’appareil, en faisant les réglages de façon précipitée – pas comme les journalistes qui accompagnaient les armées américaines.

Un autre point commun ? Le malaise de la lectrice spectatrice que je suis. On est tenté de les scruter ces photographies, pour y voir les choses, on sort sa loupe parce que ce sont de petits rectangles en noir et blanc un peu flou – on sait ce qu’il y a sur ces photos même si on ne le voit pas. On est en position de voyeurisme.

Despaux, L'accordéoniste, 1944 (camp de Buchenwald) dessin

 

1er groupe. Des photographies prises à Buchenwald par un prisonnier français, montrant les allées et bâtiments d’une partie du camp. Des photographies prises un dimanche ensoleillé, quand il a été possible de marcher sans être soumis à l’obligation du travail, des photos qui montrent des hommes se reposant au soleil.

 

Tout un peuple nous apparaît ainsi : celui des déportés de Buchenwald qui mettent à profit ce dimanche après-midi de juin pour récupérer des forces, prendre le soleil comme ceux devant le crématorium, glaner des renseignements ou des vêtements, « organiser » des petits trafics.

 

D’autres prisonniers, dans un autre camp, qui réussissent à se photographier dans une attitude bravache, sourire narquois aux lèvres, conscients de leur exploit – pas du tout l’attitude attendue de la part de déportés.

 

Un léger froncement des sourcils, un pli sur le front à la naissance du nez : la sérénité et la force affichées sont contrariées par une pointe d’inquiétude dont on ne peut deviner la cause – peut-être due au fait de poser aussi longtemps au risque de se faire surprendre, mais également sans doute à la solennité afférente à la prise d’une image de soi qui pourrait lui survivre « au cas où ». C’est un moment arraché au temps concentrationnaire, à la rudesse de l’emprisonnement et à l’asservissement permanent.

 

Des photographies prises par des femmes à Ravensbrück d’autres femmes victimes des expérimentations nazies. C’est un collectif qui s’est organisé pour rassembler des preuves. Courageuses et décidées. De sacrées photos. Elles sont si fortes !

 

Les photographies prises à Birkenau par des membres d’un Sonderkommando : on y voit un groupe de femmes nues marchant dans une clairière, pensant sans doute qu’elles pourront prendre une douche, et sur les autres, prises depuis une chambre à gaz, on voit des hommes qui déplacent des cadavres nus, les portant vers de grandes fosses. Ces photographies-là ont un statut d’icônes.

 

Pourtant, contrairement à ce qu’on dit parfois et à ce qui a été longtemps affirmé, les images des camps de concentration sont nombreuses, et même celles de la Shoah (les massacres à l’Est) : qu’elles émanent des armées alliées ou du régime nazi, de journalistes ou d’amateurs, elles se comptent en milliers. Peu d’entre elles ont été diffusées au-delà du cercle des historiens qui s’y intéressent, au profit de ces vingt, trente images devenues les « signifiants de l’horreur ».

 

La mention fréquente de l’historien Tal Bruttmann ne me semble pas un hasard. Il s’agit de l’un des trois auteurs du livre Un album d’Auschwitz qui étudie un album de photographies constitué par des officiers nazis, montrant la façon dont un convoi est réceptionné – avec le but de documenter « l’efficacité » de leur « travail ». Ce livre a la même volonté pédagogique de prendre ces images pour ce qu’elles sont – des documents – et de déterminer qui, quoi, où, comment, quand, pourquoi. Un livre dont la lecture m’avait donné le vertige.

 

L’année dernière, j’avais publié un article rendant compte d’une exposition sur la musique dans les camps nazis, avec de nombreux dessins.

 


lundi 27 janvier 2025

En mémoire

 

En mémoire

Il y a 80 ans était libéré le camp d’Auschwitz (en vrai, je me demande si le monde a jamais été libéré d’Auschwitz).


En mémoire, à la suite d’autres blogs, du 27 janvier au 3 février, durant une semaine, je vous propose de lire – ou de regarder des films, des expositions, ou de faire ce que vous voulez – sur le désolant vaste sujet de l’Holocauste, des camps, des génocides. Nous avons malheureusement le choix.


Vous pouvez poser le lien de votre billet en commentaire et je rassemblerai le tout ici même, mais vous n’êtes pas obligé. L’idée est simplement de proposer de rassembler les liens de tout le monde au même endroit, de façon pratique. Libre à vous de copier la page, de mettre un lien, ou de ne rien dire et de vous contenter de lire les autres.

Pour ma part, il y aura deux billets de lecture et sans doute un billet de photographie.


Les textes documentaires et les témoignages

Les Enfants sauvés. Huit histoire de survie (bande dessinée), texte de Philippe Thirault et dessins de plusieurs auteurs : Billet chez Keisha.

Une opérette à Ravensbrück de Germaine Tillion, entre témoignage, résistance et création folle : mon billet

Le Grand voyage de Jorge Semprun : billet de Claudia Lucia

Le photographe August Sander : mon billet

La vie d'Isidor Geller à Vienne, racontée par son arrière-petite-nièce : Une vie juive de Shelly Kupferberg : billet d'Eva


Les fictions

Vivre avec une étoile de Jiří Weil (roman tchèque) : un billet de Sandrine, un billet de Patrice et un de Sacha

Le Tort du soldat d'Erri De Luca (roman italien) : un billet de Miriam

La Vague de Todd Strasser : un billet de Claudia Lucia


Poésie

Le dernier poème, poème de Robert Desnos et Complainte de Robert le Diable de Louis Aragon et chanson de Jean Ferrat : billet chez Claudia Lucia

Poème Quand ils sont venus de Martin Niemöller : billet de Claudia Lucia


Les études historiques

Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines dans les camps nazis : mon billet


Émissions de radio et de télévision

France Culture propose une série de quatre émissions sur Auschwitz en tant que lieu de mémoire.

Et deux émissions sur les derniers mots laissés par ceux qui ont péri.

Quatre émissions sur les camps nazis

Un documentaire sur les stolpersteine, les pierres sur lesquelles on trébuche, les pierres de mémoire