Slobodan Šnajder, La Réparation du monde, traduit du croate par Harita Wybrands, parution originale 2016, édité en France par Liana Levi.
Au début du roman, en 1770, dans des campagnes misérables de l’empire austro-hongrois, il n’y a rien à manger et il est facile de se laisser séduire par des idées guerrières. Le jeune Kempf se décide à partir, avec d’autres paysans, vers les terres fertiles de la Transylvanie. C’est ainsi qu’il devient le vieux Kempf, l’ancêtre d’une ligne allemande, mais en Slavonie ( ?).
Le personnage du livre est son descendant, Kempf, jeune homme de culture allemande et slavonne dans cette région amenée à devenir un bout de la Croatie. Mais avant, il y a la Seconde guerre mondiale et ses idées nauséabondes. Voici Kempf, en tant qu’allemand vivant à l’extérieur du Reich, volontaire-forcé de la Waffen-SS. Il ne veut pas tuer de civils, il déserte, est tenté par l’armée polonaise, mais il y a aussi l’armée soviétique, et après-guerre tant d’horreurs à supporter et à réparer. Il y a aussi Vera, combattante croate, fidèle de Tito. Et le narrateur qui n’est pas encore né, loin de là, mais qui commente le destin de ses futurs parents.
La langue se réjouit peut-être de ce genre de non-sens, du moins elle n’a rien contre. Les hommes eux les apprécient moyennement, fussent-ils des « Volksdeutsche », des « Allemands du peuple », cette sous-espèce d’Allemands qui n’est pas née dans le Reich.
C’est un drôle de livre. Je m’attendais vaguement à un genre de vaste fresque qui traverse le centre de l’Europe et le XXesiècle, comme nous en lisons quelquefois. Mais c’est un peu différent. D’abord, il y a des passages presque philosophiques, car Kempf ne manque pas de s’interroger sur le sens de la vie, sur l’existence de Dieu, et ce que signifie la fidélité aux siens, le hasard d’être du bon ou du mauvais côté, etc. Et puis, il n’y a jamais très loin le récit d’un rêve, le souvenir d’un conte, l’espoir d’un peu de surnaturel, l’impression de voir passer le messager du Mal. La thématique multiforme et récurrente des rats et des fourmis contribue aussi à créer cette atmosphère d’étrangeté.
Il n’y a plus d’enfants. À la question de savoir où sont les enfants, personne ne sait répondre. Est-ce la montagne qui les a avalés ? Quelle flûte ces enfants ont-ils suivie ? Combien y a-t-il au monde de ces attrapeurs de rats, de ces joueurs de flûte qui reviennent toujours, presque identiques, en adaptant le son de leur flûte à l’esprit du temps ?
J’avoue avoir eu un peu de mal à m’intéresser à Kempf, pas très sympathique. Il est pris dans un écheveau d’événements où il ne décide pas grand-chose et il semble se laisser porter. Plutôt qu’agir, il louvoie souvent, trouvant des astuces pour éviter de se trouver face à son destin, résigné à n’être pas grand-chose. C’est peut-être d’ailleurs le mieux à faire dans un monde où chaque individu se trouve pris dans une histoire qui le dépasse. Kempf croise des partisans juifs, des Polonais installés dans les maisons juives, des Polonais cachant des juifs, car ils ont besoin de leur main d’œuvre, des Ukrainiens, des Allemands, des communistes soviétiques, des communistes yougoslaves, etc. Vera affronte de son côté les camps pour femmes, puis les camps des partisans. Pour ces deux-là, le retour à la vie civile est brutal et presque impossible.
La guerre avait dispersé ces résidus humains dans tout le pays, de tous les côtés de la rose des vents : pareils à des graines de pissenlit, les hommes étaient disséminés au gré du vent. Nombreux étaient ceux qui commençait à comprendre, seulement maintenant, que vivre était en soi une valeur : planter un cadavre ne donne pas de fruit.
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Homme accoudé, vers 1470, bois polychrome, Musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg |
Il y a aussi des passages loufoques ou de l’humour noir, comme ce guide Baedeker qui précise qu’il y a un hôtel de bon standing dans la petite ville d’Auschwitz.
Il est beaucoup question de l’absurdité de la guerre et du découpage des frontières, et plus tard des règles du régime de Tito. Un grand vide semble contaminer inexorablement tout à la fois la vie des personnages et l’Europe tout entière. Il est aussi souvent question de la perte des amis d’enfance, déportés, exilés, tués à la guerre dans un camp ou dans un autre. Et à la fin de la vie de Kempf, la République fédérale allemande se préoccupe d’apporter un secours financier à ses anciens soldats de la Waffen-SS.
Je trouve quand même que certaines formules sont répétées un peu trop souvent à mon goût.
Les irruptions dans le récit du narrateur sont déstabilisantes et amusantes. Le voici qui se lamente, car ses parents ne semblent pas près de se rencontrer, ou qui se réjouit, car c’est bon, ils sont sur la bonne voie. Le livre se clôt au moment d’une autre guerre, en 1991.
Alors seulement Kempf avait compris qu’il y aurait toujours des circonstances de sa vie qui ne pourraient être racontées. Avec le temps il avait perfectionné la technique des demi-vérités. Par exemple, après la Libération, il lui arrivait de dire ou d’écrire dans une biographie officielle : « J’ai passé la guerre dans des camps. » Cela, si on ne prenait en considération que les mots, était la vérité. En allemand le mot utilisé pour « bivouac militaire » et « camp de concentration » est le même : Lagner. Ou encore, en Yougoslavie, Kempf écrirait : « Par un concours de circonstances j’ai combattu dans une unité de partisans soviéto-polonais. » Quel avait été cet étrange concours de circonstances, personne ne le lui avait demandé.
C’est une lecture commune, organisée dans le cadre du mois consacré à lire les pays de l’Est de l’Europe (sixième participation déjà !). Le billet de Keisha et celui de Lire & Merveilles (elle en a parle vachement bien), qui sont toutes les deux plus enthousiastes que moi. Et celui de Patrice, assez proche du mien (je le rejoins : la partie sur le front polonais est vraiment intéressante). Et le Bar aux lettres n’a pas du tout aimé.