La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



samedi 1 avril 2023

À Gênes, Palais Spinola et Palais Royal


Le blog est à Gênes et aujourd’hui il pousse la porte de deux palais majeurs de la ville.

 

Nous commençons par le Palazzo Spinola.

Note : plusieurs palais portent le nom de Spinola, accompagné de divers noms ou prénoms, comme vous l'avez peut-être noté la semaine dernière. La famille semble présente à Gênes depuis le Xe siècle. Elle compte des marchands, des militaires, des dignitaires religieux, le tout pendant plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’à aujourd’hui. Il y a même une fondation qui distribue des bourses d’études aux chercheurs qui étudient l’histoire de Gênes.

Quatre palais Spinola sont implantés Via Garibaldi. Mais celui d’aujourd’hui se trouve Piazza di Pellicceria. Il a été offert par la famille à l’État italien et abrite tout à la fois un palais aristocratique et les collections de la Galleria nazionale della Liguria.


 

L'une des façades du palais Spinola, étroitement inséré dans le tissu urbain, n'est-ce pas.


À l'intérieur, quelques salons aristocratiques dont les peintures rappellent les hauts faits militaires de quelques membres de la famille.


C'est virtuose.


Il y a une très élégante et très charmante mini galerie des glaces, réalisée par Lorenzo de Ferrari.


Sculpture d'un certain Francesco Baratta le jeune, datée de 1704, représentant un membre de la famille Spinola, originelle ment placée dans une église et installée sur le palier.


Les collections de Ligurie comprennent de très belles céramiques et porcelaines...

... mais aussi des peintures remarquables, de Tintoret ou de Luca Giordano. Ici un Ecce homo d'Antonello da Messina, d'une beauté exceptionnelle, et ce Portrait de Giovan Carlo Doria de Rubens. J'adore le cheval, avec cette longue crinière blanche ondulée et ces grands yeux noirs pleins d'éclat.

 

Prenez le temps de déguster une glace à la noisette et un café, et hop, rendez-vous au Palais Royal.

Le palais a été construit pour la famille Durazzo au XVIIe siècle et il est devenu Palais royal en 1824 quand il fut acheté par le roi de Sardaigne. Il a été légué à l’État italien en 1919.


C'est la façade sur cour.

Cour qui s'ouvre, via ce portique, sur un jardin en terrasse, avec vue sur le port.

Le jardin terrasse avec son bassin au centre, mais surtout cette incroyable mosaïque en galets noirs et blancs, représentant des animaux fantastiques et des architectures de fantaisie.

L'intérieur est classiquement aristocratique et luxueux.


De très belles sculptures.

Coup de coeur pour le parquet fabriqué par Henry Thomas Peters sur un dessin de Giacomo Varese.


Par les fenêtres... Depuis les étages et le portique, nous voyons s'étager les différents plans d'une architecture du 17e siècle, et les installations portuaires, 20e et 21e siècles, avec le porte-conteneurs et le bateau de croisière. C'est Gênes.

Les précédents billets :
Partir à Gênes : balade dans les rues ; tournée d'églises ; tournée de palais

La semaine prochaine, nous excursionnerons à quelques kilomètres de Gênes. Ce sera le dernier billet.


jeudi 30 mars 2023

Yulia a eu des nouvelles de son père, il est vivant.

  

Igort, Les cahiers Ukrainiens. Journal d’une invasion, traduit de l’italien par Laurent Lombard, parution originale 2022, édité en France par Futuropolis.

 

Igort est auteur de BD italien et dans cet album il rassemble les témoignages, rassemblés au téléphone ou par mail, sur la guerre en cours en Ukraine.

On raconte comment on vit en recueillant l’eau des radiateurs, comment on se serre pendant les bombardements, comment on parvient à fuir et à échapper aux soldats russes, comment on n’a pas de nouvelles, comment on ne sait pas quoi faire, comment le monde devient cauchemar.

Il y a aussi des rappels historiques (grande famine en Ukraine, Seconde guerre mondiale, Crimée et Donbass) et beaucoup de choses sur la Russie (c’est très intéressant) : le choix d’envoyer de jeunes hommes non moscovites massacrer et se faire massacrer, le sous-équipement de l’armée russe, la propagande haineuse de la télévision russe, la destruction de la Tchétchénie, le délire du tyran.

Cet album me paraît très réussi, car il alterne ces passages explicatifs et historiques et les témoignages bruts et actuels, si difficiles à lire et complètement poignants. De même, le dessin varie, très clair et pédagogique, se faisant plus fantastique pour peindre la détresse de ceux qui deviennent fous de peur ou de douleur.



J’ai retrouvé en le lisant les émotions qui me saisissent encore régulièrement le matin, quand j’écoute la radio au réveil, et qu’au milieu des préparatifs pour ranger la vaisselle et nourrir les oiseaux, il faut écouter toute l’horreur du monde. Il y a un an, ce mois des blogs en Europe de l’Est avait pris une atmosphère particulière, tragique. Cette année, nous y sommes encore. Je découpe des articles dans les journaux et je les range dans mes livres. La coïncidence entre la littérature et la réalité est parfois frappante : je repense à ces russes qui peignent des bancs publics en bleu et jaune ou ou qui placent des petites étiquettes « non à la guerre » à la place des prix dans les magasins et qui ont été emprisonnées et j’ai rangé les articles qui en parlent au milieu des pages de La Convocation.

 


Il y aura une dernière participation, oui, en avril.


mardi 28 mars 2023

Le commissaire à la Santé est devant le téléphone, il est plongé dans le désarroi. Il compose un numéro.


Ludmila Oulitskaïa, Ce n’était que la peste, écrit en 1989, traduit du russe par Sophie Benech, édité en 2021 par Gallimard.

 

À Moscou, à la fin des années 30 (et après les grandes purges), le virus de la peste s’échappe d’un laboratoire à cause d’un hasard et de procédures de sécurité pas très au point. Le virus se répand d’un individu à l’autre, jusqu’à ce que les Services de sécurité se saisissent du problème. Pour eux, aucun problème pour tracer les gens et les isoler sans aucune explication.


- On est venu te chercher ! répond Ida, horrifiée.

- Qui cela ?

La question reste en suspens, elle contient déjà la réponse.


J’ai eu un petit moment d’ennui au début, avec le récit de la lente propagation du virus, parce que c’est assez prévisible, mais mon intérêt a été relancé dès l’arrivée du NKVD. Nous plongeons alors dans le monde soviétique et son efficacité absurde. Le récit se découpe en scénettes, passant d’un personnage à un autre. C’est peut-être à cause de l’époque, mais j’ai pensé au Maître et Marguerite. C’est peut-être aussi parce que nous sommes dans un monde où personne n’est étonné que des hommes armés déboulent dans un immeuble en pleine nuit pour emmener quelqu’un quelque part sans aucune explication. Les gens y sont même prêts et s’attendent à une série d’accusations, exécution ou déportation – ils sont profondément soulagés d’apprendre qu’il s’agit seulement de la peste. D’ailleurs le personnel du NKVD semble lui aussi trouver ces opérations plus simples que d’habitude. Cela n’empêche pas les incompréhensions tragiques.

Lebedev, Le Fantôme rouge du communisme se déplace à travers l'Europe, 1920
 Moscou galerie nationale Tretiakov

- Il faut les brûler au fer rouge. Sinon, la révolution va périr !

Alexeï Ivanovitch écoute attentivement en grattant les restes de pommes de terre dans la poêle avec sa fourchette.

- Tu as raison, bien sûr, je ne dis pas le contraire, fait-il mollement remarquer.


Il s’agit d’un scénario, plus que d’un roman, et je l’imagine bien en pièce de théâtre. Il y a énormément de personnages dans ces 130 pages et il serait alors possible de les identifier plus facilement, d’autant que plusieurs portraits, très brefs, sont tracés de façon très vivante.

Si l’anecdote est authentique, bien sûr, encore une fois cela n’empêche pas de rapprocher la peste médicale de l’autre peste, la plus terrible. Le climat de terreur glaçante est parfaitement rendu.

 

- Alors ? Vous y comprenez quelque chose ?

Eléna Egorova, une femme raisonnable, secoue la tête et dit avec confiance :

- Je n’essaie même pas.

 

 Nous vivons quand même à une époque où un texte traitant à la fois de la peste et du NKVD soit si criant d’actualité. Quel monde.

 

Merci Babelio et Gallimard pour la lecture.

C'est une romancière. Même si j'ai lu Les Pauvres parents, je regrette de ne pas connaître davantage l’œuvre d’Oulitskaïa.

L'avis de Doudoumatous.

Cette incursion russe se fait à la faveur du mois consacré à la lecture des textes de l'Europe de l'Est, sur la houlette de Patrice et d'Eva.




 


 

samedi 25 mars 2023

À Gênes, de palais en palais

 

Le blog est à Gênes. Et il voit de bien belles choses.

Au XVIe et au XVIIe, Gênes est rivale de Venise. Les grandes familles aristocratiques se font construire des palais somptueux, dont plusieurs sont concentrés sur l’actuelle Via Garibaldi (ancienne Strada Nuova ou Via Aurea), légèrement éloignée du centre historique de l’époque. La noblesse constituait alors le gouvernement de la République de Gênes. Aujourd'hui, l'ensemble est classé à l'Unesco.


Aujourd’hui, nous nous contenterons de flâner et de poser le pied dans l’entrée de plusieurs de ces merveilles. En général, les portes sont ouvertes et l'on peut donc sans problème s'aventurer sur une courte distance, juste pour admirer.


Palazzo Giovan Battista Spinola Doria, toujours propriété de la famille Doria. L'entrée est sympa pour une maison de famille.


Le Palazzo Angelo Giovanni Spinola (aujourd'hui la Deutsche Bank). On doit pouvoir entrer en carrosse, c'est confort.




Le très beau Palazzo Nicolosio Lomellino ou Palazzo Podestà. Une belle façade...


... qui cache une entrée aux couleurs harmonieuses élégantes, le stuc blanc sur fond bleu... et si vous suivez le passage sous le porche...



il y a un nymphée !


 Je crois que c'est dans le même palais, c'est sobre, c'est de bon goût.


Le palazzo della Meridiana qui a malheureusement perdu son merveilleux jardin et sa grotte artificielle, faite de rocaille et de mosaïque.

Rubens est venu à Gênes et a pu tout à la fois visiter plusieurs de ces palais et y travailler, ce qui explique que plusieurs de ses toiles ornent les demeures et églises de la ville. Il a même décrit et dessiné ces bâtiments et publié en 1622 un ouvrage intitulé Palazzi di Genova.


Trois palais (Tursi, Bianco et Rosso) sont regroupés pour former un musée d’art, les Musei di Strada Nuova. Ils rassemblent une collection de peintures remarquables, une terrasse très agréable et il cannone, le violon que Paganini a légué à sa ville natale.

Le jardin-terrasse avec ses arbres (je me demande dans quoi ils sont enracinés) et son bassin.


La façade sur rue.


Plusieurs pièces sont ornées par les décors complexes de Gregorio Ferrari, de Piola et de Viviano.
Je ne suis pas vraiment fan du style des peintures, loin de là, mais j'aime beaucoup l'humour et l'effet visuel de ces personnages dont des membres pendent dans le vide, en relief, puisque le bois ou le stuc prennent le relais de la peinture plate. Une jambe se balance par-dessus les ors, un putti montre ses fesses dodues, les figures sortent du cadre et nous surplombent. C'est inventif et dynamique.
Tout cela pour dire que l'école génoise de peinture rassemble quelques artistes majeurs qui ont contribué à l'ornementation de leur cité et dont nous pouvons toujours admirer les oeuvres.

Évidemment, en restant plus longtemps, on peut réserver des visites guidées pour aller admirer les fresques et les peintures et les tout ça (sans rien comprendre à l'italien).

Partir à Gênes : balade dans les rues ; tournée d'églises
La semaine prochaine, nous pousserons la porte de deux palais.

 

jeudi 23 mars 2023

Être tout simplement un homme, c’était déjà impossible.

 

Slobodan Šnajder, La Réparation du monde, traduit du croate par Harita Wybrands, parution originale 2016, édité en France par Liana Levi.

 

Au début du roman, en 1770, dans des campagnes misérables de l’empire austro-hongrois, il n’y a rien à manger et il est facile de se laisser séduire par des idées guerrières. Le jeune Kempf se décide à partir, avec d’autres paysans, vers les terres fertiles de la Transylvanie. C’est ainsi qu’il devient le vieux Kempf, l’ancêtre d’une ligne allemande, mais en Slavonie ( ?).

Le personnage du livre est son descendant, Kempf, jeune homme de culture allemande et slavonne dans cette région amenée à devenir un bout de la Croatie. Mais avant, il y a la Seconde guerre mondiale et ses idées nauséabondes. Voici Kempf, en tant qu’allemand vivant à l’extérieur du Reich, volontaire-forcé de la Waffen-SS. Il ne veut pas tuer de civils, il déserte, est tenté par l’armée polonaise, mais il y a aussi l’armée soviétique, et après-guerre tant d’horreurs à supporter et à réparer. Il y a aussi Vera, combattante croate, fidèle de Tito. Et le narrateur qui n’est pas encore né, loin de là, mais qui commente le destin de ses futurs parents.


La langue se réjouit peut-être de ce genre de non-sens, du moins elle n’a rien contre. Les hommes eux les apprécient moyennement, fussent-ils des « Volksdeutsche », des « Allemands du peuple », cette sous-espèce d’Allemands qui n’est pas née dans le Reich.


C’est un drôle de livre. Je m’attendais vaguement à un genre de vaste fresque qui traverse le centre de l’Europe et le XXesiècle, comme nous en lisons quelquefois. Mais c’est un peu différent. D’abord, il y a des passages presque philosophiques, car Kempf ne manque pas de s’interroger sur le sens de la vie, sur l’existence de Dieu, et ce que signifie la fidélité aux siens, le hasard d’être du bon ou du mauvais côté, etc. Et puis, il n’y a jamais très loin le récit d’un rêve, le souvenir d’un conte, l’espoir d’un peu de surnaturel, l’impression de voir passer le messager du Mal. La thématique multiforme et récurrente des rats et des fourmis contribue aussi à créer cette atmosphère d’étrangeté.


Il n’y a plus d’enfants. À la question de savoir où sont les enfants, personne ne sait répondre. Est-ce la montagne qui les a avalés ? Quelle flûte ces enfants ont-ils suivie ? Combien y a-t-il au monde de ces attrapeurs de rats, de ces joueurs de flûte qui reviennent toujours, presque identiques, en adaptant le son de leur flûte à l’esprit du temps ?


J’avoue avoir eu un peu de mal à m’intéresser à Kempf, pas très sympathique. Il est pris dans un écheveau d’événements où il ne décide pas grand-chose et il semble se laisser porter. Plutôt qu’agir, il louvoie souvent, trouvant des astuces pour éviter de se trouver face à son destin, résigné à n’être pas grand-chose. C’est peut-être d’ailleurs le mieux à faire dans un monde où chaque individu se trouve pris dans une histoire qui le dépasse. Kempf croise des partisans juifs, des Polonais installés dans les maisons juives, des Polonais cachant des juifs, car ils ont besoin de leur main d’œuvre, des Ukrainiens, des Allemands, des communistes soviétiques, des communistes yougoslaves, etc. Vera affronte de son côté les camps pour femmes, puis les camps des partisans. Pour ces deux-là, le retour à la vie civile est brutal et presque impossible.


La guerre avait dispersé ces résidus humains dans tout le pays, de tous les côtés de la rose des vents : pareils à des graines de pissenlit, les hommes étaient disséminés au gré du vent. Nombreux étaient ceux qui commençait à comprendre, seulement maintenant, que vivre était en soi une valeur : planter un cadavre ne donne pas de fruit.

Homme accoudé, vers 1470, bois polychrome, Musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg


Il y a aussi des passages loufoques ou de l’humour noir, comme ce guide Baedeker qui précise qu’il y a un hôtel de bon standing dans la petite ville d’Auschwitz.

Il est beaucoup question de l’absurdité de la guerre et du découpage des frontières, et plus tard des règles du régime de Tito. Un grand vide semble contaminer inexorablement tout à la fois la vie des personnages et l’Europe tout entière. Il est aussi souvent question de la perte des amis d’enfance, déportés, exilés, tués à la guerre dans un camp ou dans un autre. Et à la fin de la vie de Kempf, la République fédérale allemande se préoccupe d’apporter un secours financier à ses anciens soldats de la Waffen-SS.

Je trouve quand même que certaines formules sont répétées un peu trop souvent à mon goût.

Les irruptions dans le récit du narrateur sont déstabilisantes et amusantes. Le voici qui se lamente, car ses parents ne semblent pas près de se rencontrer, ou qui se réjouit, car c’est bon, ils sont sur la bonne voie. Le livre se clôt au moment d’une autre guerre, en 1991.

 

Alors seulement Kempf avait compris qu’il y aurait toujours des circonstances de sa vie qui ne pourraient être racontées. Avec le temps il avait perfectionné la technique des demi-vérités. Par exemple, après la Libération, il lui arrivait de dire ou d’écrire dans une biographie officielle : « J’ai passé la guerre dans des camps. » Cela, si on ne prenait en considération que les mots, était la vérité. En allemand le mot utilisé pour « bivouac militaire » et « camp de concentration » est le même : Lagner. Ou encore, en Yougoslavie, Kempf écrirait : « Par un concours de circonstances j’ai combattu dans une unité de partisans soviéto-polonais. » Quel avait été cet étrange concours de circonstances, personne ne le lui avait demandé.

 

C’est une lecture commune, organisée dans le cadre du mois consacré à lire les pays de l’Est de l’Europe (sixième participation déjà !). Le billet de Keisha et celui de Lire & Merveilles (elle en a parle vachement bien), qui sont toutes les deux plus enthousiastes que moi. Et celui de Patrice, assez proche du mien (je le rejoins : la partie sur le front polonais est vraiment intéressante). Et le Bar aux lettres n’a pas du tout aimé.