Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1947.
Au début du livre, un narrateur (que l’on suppose se situer au moment de l’écriture du roman, en 1946) commence à raconter une histoire incompréhensible. On se perd entre les lieux et les personnes – ma grand-mère racontait de cette façon, en remontant les générations. Il parle tantôt de vieillards qui lui ont raconté une histoire, d’un homme qu’il voit, lui, à son époque, et d’un érudit local qu’il a consulté, mais il racontera ce qu’il veut. On finit par comprendre que dans un village perdu du Diois, au milieu du XIXe siècle, en hiver, des habitants disparaissent. La peur s’installe dans la neige, ainsi qu’un militaire, un certain Langlois.
S’ensuit le récit d’une longue traque, comme une chasse au loup, avant que le supposé criminel ne soit tué. Si le lecteur peut s’attendre alors à ce que le roman s’intéresse à cet homme, un homme monstre, un homme ordinaire, un homme en quête de divertissement, c’est en réalité Langlois le militaire qui sera le centre du roman. S’ensuivent plusieurs récits le concernant, récits recueillis auprès de témoins, transmis par le souvenir (puisque l’érudit est méprisé). Est-ce lui l’homme en quête de divertissement ?
On ne peut pas vivre dans un monde où l’on croit que l’élégance exquise du plumage de la pintade est inutile. Ceci est tout à fait à part.
Si le début peut dérouter et si certains lecteurs courent le risque de s’égarer dans la neige, j’avoue avoir grandement apprécié ma lecture, que j'ai trouvé plutôt envoûtante. Giono en a fini avec son panthéisme qui m’avait tant agacée dans Que ma joie demeure et il aborde sa période plus sèche, voire franchement laconique au vu de certains dialogues. Il ne délaisse pour autant pas le symbolisme puissant. Il y a ici les habitants, les campagnards, qui s’occupent de leurs moissons et de leurs patates, et les individus qui sont face à eux-mêmes ou face à la solitude des autres. Personne n’est en mesure de percer le silence de Langlois. Au milieu de la société la plus amicale, il reste comme au milieu des steppes glacées. Finalement, seuls le criminel du début, son cheval et un loup réussissent à croiser son regard.
C’est un roman marqué par l’hiver. Pas ici de chaleur, de sève printanière, de ciel violet et autres. On y laisse l’empreinte de ses pas dans la neige, on y saigne aussi. Les habitations disparaissent dans le blanc et les personnages restent campés au chaud, devant la fenêtre, plongés dans leurs pensées.
Et quel alentour ! La rosée couvrant les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin !
(ceci est un démenti : il n'y a pas que l'hiver dans la vie des humains)
![]() |
Chabaud, La Montagnette, 1925 Musée Réattu Arles |
Et ce titre ? Le terme de « divertissement » renvoie à Pascal, un peu vaguement pour ce qui me concerne (l’homme ne sait pas rester immobile dans sa chambre et a impérativement besoin de distractions pour ne pas se confronter au néant de l’existence), mais plus précisément pour Giono qui comme tous les écrivains de la première moitié du XXe siècle est familier des moralistes du XVIIe. Heureusement, il y a Wikipedia : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » « Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
À la fin du roman, on a envie de relire les premières pages, pour mieux comprendre ce que l’on nous a raconté, dans un désordre apparent, désordre qui a servi à nous installer dans le roman et à nous conduire au gré du romancier. Qui est ce Frédéric IV ? Ce V. qui lit Sylvie ? Pourquoi ce début est-il sous le signe du soleil et de la beauté ?
Il y a aussi un grand hêtre, juste en face de la scierie. Il fait face à notre condition humaine.
Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple.
Lecture commune organisée par Ingannmic, qui a lu Le Bestiaire (ça a l'air bien). Maryline a lu Un de Baumugnes.
Giono sur le blog :