Uwe Wittstock, Marseille 1940. Quand la littérature s’évade, parution originale 2024, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, édité en France par Grasset en 2025.
Marseille, 1940 (et c’est reparti, ai-je envie de dire).
Devant l’avancée ressentie comme inexorable de l’armée allemande et la stabilisation de la ligne de démarcation, fuit une masse de gens, toujours plus au sud. Rapidement, Marseille apparaît comme le nœud crucial, seul grand port international encore accessible (et d’où pourtant plus aucun bateau ne part), première ville de France pour le nombre de consulats. Lieu d’espoir et de piège, d’attente et de larmes. C’est aussi le moment des innombrables camps d’internement (près de Marseille, c’est celui des Milles) où sont enfermés, sans distinction, tous les Allemands vivant en France, ainsi que pas mal d’autres gens.
Les occupants allemands ont formé une commission qui inspecte peu à peu tous les camps français. Elle doit veiller en premier lieu à ce que les partisans d’Hitler éventuellement encore internés soient relâchés. Mais la commission comprend aussi des pisteurs de la Gestapo qui cherchent les adversaires d’Hitler. Quelques dizaines d’hommes sont tombés dans leurs filets dès les premiers jours. Toute personne figurant sur une liste de nazis doit donc avoir disparu des camps avant l’arrivée de la commission.
Alors que les États-Unis ne veulent pas se mêler de ces affaires européennes, ni entrer en guerre contre l’Allemagne, ni surtout recueillir des communistes, le Centre de secours américain envoie Varian Fry avec mission de sauver les intellectuels remarquables dont la liste a été mûrement élaborée (mais plusieurs sont inconnus aujourd’hui). Fry est-il un héros ? Dépressif, colérique, intellectuel à lunettes, il se rend immédiatement compte que la masse des gens à sauver est considérable. Au-delà des visas (de sortie, de transit, d’entrée), en l’absence de bateaux, il faut organiser les évacuations via l’Espagne, via tous les subterfuges imaginables.
Au fil de ces entretiens de hasard, on apprend très rapidement où se situent les lieux de refuge et l’on trouve parfois les traces d’amis ou de parents perdus. Par ailleurs, ces gens en errance accrochent aux murs des bâtiments publics, hôtels de ville, préfectures ou commissariats de police, de brefs avis de recherche dans l’espoir de retrouver leurs proches.
Ici, c’est l’ouvrage d’un journaliste, qui reprend toute la bibliographie disponible et la synthétise avec clarté et pédagogie. Le livre se lit très bien, écriture plate et efficace, paragraphes courts, à la chronologie bien claire. J’insiste sur ce point parce que la situation en France et à Marseille est alors tellement confuse que ne pas la comprendre constitue, je crois, la seule réaction saine. J’apprécie également le fait que Wittstock s’efforce de retracer le parcours ou le portrait de plusieurs personnes évoquées (qu’elles travaillent ou non avec Fry, ou qu’elles fassent partie des réfugiés) avec une certaine distance critique, en soulignant les silences de tel témoignage et en en utilisant d’autres pour compléter et essayer de donner un panorama complet.
Ce fut une activité clandestine : il n’existe donc pas de liste des personnes sauvées, ni de leur nombre, ni des personnes qui ont permis leur fuite (souvent une chaîne de fonctionnaires qui tamponnent des documents sans trop regarder ni vrais ni faux, de policiers qui haussent les épaules, de personnes elles-mêmes réfugiées qui en aident d’autres sur le chemin…). Ce qui explique que l’on manque d’information sur les personnes non célèbres ou sur l’action qui continue à Marseille une fois Fry expulsé.
J'apprécie la lente mise en place du récit depuis le début de la drôle de guerre jusqu'à l'armistice, avec la fuite, l'exil, les premiers massacres. Nous avons le suivi d'une multitude de destins individuels, l'ensemble ne formant pas forcément un collectif, mais dressant néanmoins un tableau complet de tous ces drames qui jalonnent ces semaines et ces mois.
J'ai lu les récits de deux acteurs des faits, mais évidemment les témoins ne savent pas tout ou peuvent se tromper. De ce fait, je trouve ce livre tout à fait complémentaire des autres textes, en reprenant l'ensemble du matériau disponible. Je vous le conseille donc également ! |
Quand l'iconographie présente Marseille comme une terre d'accueil depuis 2600 ans mais que cela ne se passe pas toujours ainsi (mosaïque de la Bonne mère). |
On croise donc : Anna Seghers, indéfectible stalinienne fuyant le nazisme avec ses enfants, la famille Mann, Hannah Arendt et son mari, Vochoč le consul tchécoslovaque qui délivre des visas à tout va même si son pays n’existe plus, un biographe d’Hitler, Walter Benjamin qui ne rencontre jamais Fry, l’épatante Mary Gold, quelques malfrats, Anna Mahler avec les partitions de Gustav, André Breton qui fait la police du surréalisme, Marc Chagall, Peggy Guggenheim, Max Ernst, un bateau surchargé qui finit par partir pour la Martinique, etc.
Le bilan de Fry est appréciable. Au bout de seulement trois semaines à Marseille, il a créé avec le Centre de secours un havre pour les réfugiés, engagé des collaborateurs fiables, trouvé un chemin utilisable pour s’enfuir et déjà mis en sécurité les premiers auteurs et artistes qui figurent sur ses listes. Son Underground Railroad Marseille-Lisbonne accélère.
(l’utilisation de cette expression, qui se réfère à l’histoire des noirs américains, est particulièrement parlante !)
Avec son équipe, ce sont à ce jour environ deux cents personnes auxquelles ils ont fait passer la frontière. Il a en outre assumé la mission délicate de faire revenir des soldats britanniques éparpillés auprès de leurs unités en Angleterre. Le travail pour le Centre est la chose la plus importante qu’il ait jamais entreprise, et elle le restera sans doute, a-t-il écrit à Eileen. Il donne un sens à sa vie. Il ne peut bien sûr pas s’étonner du fait que la police française tente constamment d’entraver son travail. Il s’y attendait. Mais il n’avait pas prévu les intrigues du State Department et du consulat.
Il me reste encore deux livres sur le sujet dans la bibliothèque !