La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 25 juillet 2024

Brise, tu me manques.

 


Hisae Iwaoka, La Forêt magique de Hoshigahara, parution originale en revue à partir de 2008, traduit du japonais par Blanche Delaborde, édité en France par Rue de Sèvres à partir de 2024.

Lettrage par Anne Demars.

 

J’ai vu un manga avec une forêt magique, j’ai dit OK.

Donc dans la ville d’Hoshigahara un vieux mur d’enceinte entoure une forêt (déjà c’est bizarre) où personne ne se rend, par crainte des esprits. Pourtant se tient là une vieille maison où vivent… deux esprits des portes, un jeune homme nommé Sôichi, une petite fille ( ?) nommée Mu et d’autres créatures, comme un coq et l’esprit de l’encyclopédie.


J’ai aimé dans ce volume la richesse d’une histoire qui prend le temps de se déployer. En effet, les deux premiers chapitres laissent penser que l’on aura affaire à une série d’histoires plus ou moins autonomes, mais en réalité pas du tout, ce début étant destiné à alpaguer le lecteur. Je réalise ensuite que je lis une seule longue histoire continue, avec de nombreux personnages dont on ne comprend pas immédiatement qui ils sont parce que tout ne nous est pas présenté d’un bloc, mais que cela se raconte, remonte dans les souvenirs, à des origines lointaines et légendaires, puis dans un temps humain. J’aime qu’une histoire se déploie en prenant son temps, et de façon non linéaire. Je suis incitée à me poser des questions et à relire et à noter alors des bizarreries. Tout n’est pas donné.


J’aime bien aussi la façon dont se croisent les préoccupations concrètes contemporaines (un directeur d’usine, un petit garçon cherchant à se faire des amis) et des choses plus mystérieuses, comme les esprits, le vent…

J’aime bien enfin la douceur des personnages, de ce Sôichi qui est plein de prévenance envers ceux qui l’entourent, de Mu plus vive et émotive, de Jo le coq plein de caractère… Un monde de douceur, ce qui n’empêche pas les chagrins et les déchirements et le sentiment de perte.

Le seul bémol : maintenant il faut que j’attende la suite, puisque l’histoire complète compte cinq volumes ! 



 

Deux mois plus tard… j’ai aussi lu le tome 2 ! On y retrouve cette alternance entre histoire isolée, qui permet de poser des pions et de faire entrer de nouveaux personnages, et la longue histoire principale. On remonte dans le passé puisque l’on apprend comment Mu, cette petite fille très vive, est apparue – et c’est une histoire très amusante. 

La nouveauté principale est que la forêt prend ici des teintes menaçantes. Nous ne sommes pas dans le bucolique et les gentilles petites fleurs. Ici, les plantes peuvent être en colère et attaquer Sôichi, tout comme l’esprit d’un caillou et l’esprit de la mousse peuvent s’entraider pour sauver une tortue.

Il y a une petite graine qui refuse d’être enterrée toute seule sous la terre parce qu’il y fait tout noir et qu’elle a peur.

J’aime bien le fait que des personnages apparaissent dans le dessin bien avant qu’ils aient un rôle dans la narration. Au lecteur attentif de s’interroger et d’être patient.



Le tome 3 à l'automne.


lundi 22 juillet 2024

Je marche aussi dans forêts et prairies de ma mémoire.

 

Denis Infante, Rousse ou Les Beaux habitants de l’univers, édité par Tristram, 2024.

 

Rousse est une renarde, jeune, vive, curieuse, pleine de vie et c’est l’héroïne de ce court roman. Elle vit dans une forêt où règne une terrible sécheresse, l’eau ne tombant que lors d’orages terriblement violents. Le monde se dessèche. Alors Rousse décide de partir vers les montagnes que l’on aperçoit au loin.

Son voyage durera toute sa vie. Elle traverse une forêt aux arbres tordus, longe un immense fleuve, vit dans la savane, fait des rencontres, mais elle repart.


Rousse courait bois, humait vent, dansait sous lune et étoiles, dormait sur tapis de mousse, chassait proies et buvait leur sang aussi rouge que sa toison, aussi revigorant que puissante joie. Parfois, Rousse se sentait si chargée d’énergie, si vibrante de vie, si forte et si libre qu’elle jappait à en perdre haleine comme enivrée de son propre fulgurant bonheur. Sorte de chant sauvage et pur, qui résonnait au plus profond de vivante forêt.


Une fable ? Oui. Mais pas un livre naïf. Notre renarde sait bien qu’elle doit tuer et manger et qu’elle-même constitue un gibier de choix. Cela n’empêche pas les amitiés avec un très vieux corbeau, avec un petit écureuil ou avec une éléphante.

Les humains là-dedans sont un souvenir, des squelettes étranges que l’on croise, une route, une ruine.

Les paysages se succèdent et la langue présente la particularité d’être dépourvue d’articles (« le », « la », « un »…). Voilà qui lui donne une allure un peu archaïque, un peu poétique.

Une jolie lecture, un hymne à la vie, à l’envie d’avancer et de découvrir.

 

Mais était-ce cela aventure ? Était-ce cela découvrir vaste monde ? Recommencer même vie à quelques jours de marche d’ancienne vie ?

 

Je marche sur dos de rondes collines, dans profonds vallons, à travers larges prairies. Jours passent, lunes passent. Saisons de longues nuits, hiver, saisons de jeunes feuilles, printemps, saisons de courtes nuits, été, saisons de fruits mûrs, automne. Encore et encore.

(…) Je découvre nombreux vivants, mobiles ou immobiles, que je ne connais pas. Bufflebosse, piecouleur, arbre-fougère, lézardéclair, pommesoleil, fleurliane. Je nomme dans ma mémoire.


Pieter Boel, Études d'un renard, XVIIe siècle, Louvre


 

jeudi 18 juillet 2024

Je venais de noter que j’avais le sentiment, en me trouvant à l’étranger, de rentrer chez moi.

 

 

François Fejtö, Voyage sentimental, parution originale 1935, traduit du hongrois par Georges Kassaï, Gilles Bellamyet Marie-Louise Tardres-Kassaï, traduction revue par l’auteur, paru en France aux éditions des Syrtes.

 

Le livre commence quand le train passe la frontière entre la Hongrie et la Croatie et tout le monde respire un peu mieux après le passage de la police des frontières. C’est que Fejtö connaît les rigueurs du régime. Il se rend à Zagreb, où il retrouve sa famille, famille bien vivante, mais aussi souvenirs d’enfance et de jeunesse.

(Je n’avais pas compris avant ce livre que l’Empire austro-hongrois avait institué un Royaume hongrois assez large, où l’actuelle Croatie était incluse et offrait un accès à la mer à la Hongrie, accès perdu après la Première guerre mondiale.)

C’est donc un voyage auprès de la sœur, du beau-frère, des oncles, des amis… le récit de l’enfance de l’auteur et de sa sœur, de familles aimantes ou meurtries, dans une petite classe bourgeoise cultivée, et puis un séjour sur la côte, à la découverte de la mer et des forteresses de pierre. Fejtö rencontre également quelques intellectuels qu’il interroge sur la situation du pays, le nationalisme est présent partout et les nouvelles sont inquiétantes. Ensuite il rentrera chez lui.


J’abandonne pour quelques jours mon masque d’adulte expérimenté et me plonge avec bonheur dans les douces eaux familiales. Peu importent les différences de langues et d’idées. Car qui d’autre que ces parents-là se souviendrait du jour de mon anniversaire ? Qui pleurerait ma disparition, sinon ceux de ma famille ? Certes, ils continueraient à vivre, mais au moins Oncle Ottó, en effaçant mon nom de sa liste, hocherait-il tristement la tête.


Le voici jeune homme, réfléchissant sur sa famille et sa vie, lui le socialiste un peu intello bourgeois, pas assez marxiste, peu porté sur la violence, se demandant où est sa place dans ce monde et s’interrogeant sur le rôle des intellectuels dans la société, en Hongrie et en Croatie.


Touriste de luxe désargenté en quête de plaisirs bon marché, je suis un bourgeois raté ou un faux prolétaire. En apprenant que je ne me déplaçais pas « pour affaires » mais pour me baigner dans l’Adriatique, le marchand de vin m’a jeté un regard à la fois étonné et désapprobateur, semblable à celui avec lequel les habitués des soupes populaires considèrent ces directeurs de service social bien mis qui, pour manifester leur solidarité, viennent parfois partager leur repas.


Il y a la visite au cimetière, sur la tombe de sa mère. Le récit de la mort de la mère constitue d’ailleurs le centre du livre. Il y a aussi l’évocation de plusieurs écrivains totalement inconnus de moi, qu’ils soient hongrois (Ady) ou croates (Krležaà), la riche vie des revues culturelles de la première moitié du siècle.

Les ports et les routes empruntés naguère par les Romains, les Ottomans, les Vénitiens, Napoléon et d’autres empires… l’émerveillement de la mer bleue Méditerranée.


Dufy, Train en gare, 1935, Pompidou mais déposé à la Piscine
 


Nous voici de l’autre côté de la frontière. Au soulagement que j’éprouve se mêle une certaine angoisse empreinte de solennité. J’ai eu peur, comme avant un examen scolaire ou médical. Pourtant, mon passeport, mes bagages et peut-être aussi ma conscience étaient en règle.

C’est le début.

 

Parce que la mer est bel et bien bleue, vous pouvez me croire, d’un bleu pur et mélodieux, tel que Fra Angelico a peint le ciel et tel que la chantent les poètes qui ne l’ont jamais vue. On a raison d’aller la visiter, mais on a tort de la quitter. Un cheminot siffle, le train s’ébranle lourdement, et je suis déjà plein de nostalgie.

 

Et le lien avec le Voyage sentimental de Laurence Sterne ? Les deux livres sont à quelques mètres l’un de l’autre dans ma bibliothèque et l'auteur le plus récent a nécessairement lu l’autre.



 

lundi 15 juillet 2024

Salut, charmantes petites civilités de la vie, car c’est vous qui en aplanissez la route !

 

 

Laurence Sterne, Voyage sentimental en France et en Italie par M. Yorick, parution originale 1768, traduit de l’anglais par Léon de Wailly.

 

Quand Sterne entreprend la rédaction d’un récit de voyage, évidemment il ne rédige pas un récit de voyage. Seconde moitié du XVIIIe siècle et le genre est déjà éculé, particulièrement chez nos amis d’Outre-Manche qui ont créé le Grand Tour et le tourisme. Donc…


Ainsi la totalité des voyageurs peut-elle se réduire aux divisions suivantes :

Voyageurs désœuvrés,

Voyageurs inquisiteurs,

Voyageurs menteurs,

Voyageurs orgueilleux,

Voyageurs vains,

Voyageurs splénétiques.


Donc, nous le suivons, entre Calais et Turin, mais il s’agit pour lui de raconter ses rencontres, de bâtir des scénettes, d’entrelacer les réflexions. La préface est écrite dans une chaise de poste posée au sol dans une écurie de Calais, s’ensuit la rencontre avec une dame, face à la porte d’une remise, puis l’embauche du domestique français La Fleur d’une perpétuelle bonne humeur et l’observation d’un mendiant doté d’une technique infaillible pour obtenir de l’argent. Il faut ajouter la tentation charmante offerte par deux jeunes dames, et le récit d’une aventure en Italie. Le volume se clôt dans une auberge, sur la route de Milan, à un moment fatidique.


Je ne saurais trouver une occasion plus favorable de faire observer une fois pour toutes, que tant pis et tant mieux étant les deux grands pivots de la conversation française, un étranger ferait bien de se mettre au fait de leur emploi, avant d’arriver à Paris.


Évidemment, c’est décousu et sautillant et le propos peut être déconcertant ou laisser le lecteur sur sa faim. Le narrateur, le pasteur Yorick, double de l’auteur, ne répugne pas à l’idée de laisser les Français profiter de sa fausse naïveté pour gagner quelque argent. Il prend le pli de voyager sans se soucier d’en avoir pour ses sous, pour le plaisir sentimental de la rencontre.

Cela n’empêche pas un beau morceau critique contre la tyrannie et la prison de la Bastille, et un hymne à la liberté.

Sablet, Portraits, fin 18e siècle, Nantes BA
 


Le souper donc arrivant, et ayant d’un côté de ma chaise un frétillant épagneul anglais, et de l’autre un valet français avec autant d’hilarité dans sa contenance que jamais la nature n’en peignit – j’étais pleinement satisfait de mon empire ; et si les monarques savaient ce qu’ils voulaient, ils pourraient être aussi satisfaits que je l’étais.


Sterne sur le blog :

 La Vie et les opinions de Tristram Shandy - un second billet



 

jeudi 11 juillet 2024

Alors je vais rester ici…de même !

 

Louis Hemon, Maria Chapdelaine (récit du Canada français), 1913.

 

C’est la fin de l’hiver (en avril donc) (…) dans le nord du Canada français, là où la forêt règne encore, là où on défriche les parcelles des concessions. Maria sort de l’adolescence. Elle vit avec ses parents, ses frères et sœurs, dans un endroit reculé, loin des villages et des hameaux. L’existence y est dure. Il faut défricher la terre, la cultiver, la moissonner, s’occuper des moutons et des poules, faire le pain, on n’y voit personne, toujours le même voisin, les nouvelles y sont rares… Cette année-là Maria découvre la promesse de l’amour, le chagrin, la résignation, l’espoir malgré tout.


Personne n’avait dit un mot pour le hâter ou l’interrompre ; on l’écoutait comme on écoute quelqu’un qui conte une histoire, quand le dénouement approche, visible mais inconnu, pareil à un homme qui vient en se cachant la figure.


C’est un roman assez lent, au déroulement sans réelle surprise, mais relativement court (120 pages). Il permet la description fine et documenté de ce mode de vie des paysans de la forêt, avec leurs habitudes et leurs travaux. Malgré l’indéniable parti pris de l’auteur, il n’y a aucune figure négative et l’on rencontre donc un jeune homme qui a préféré vendre sa terre pour mener une vie plus errante, entre chantiers forestiers et saisons de chasse, parce qu’il ne saurait pas se satisfaire de la répétition de la vie paysanne, tandis qu’un autre jeune homme a préféré partir travailler en usine aux États-Unis où il profite de la vie moderne. Parmi même les paysans, on trouve ceux qui aiment s’installer là où il n’y a personne pour défricher tandis que d’autres apprécient la vie de village. Voilà un talent de représenter un petit monde.


La mère Chapdelaine se tut, et soupira. Elle pensait toujours avec regret aux vieilles paroisses où la terre est défrichée et cultivée depuis longtemps, et où les maisons sont proches les unes des autres, comme à une sorte de paradis perdu.

(…) Faire de la terre – c’est la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui git de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés. Samuel Chapdelaine en parlait avec une flamme d’enthousiasme et d’entêtement dans les yeux.


Mais la vraie création de Hemon est la langue. J’ai lu le roman sans m’être renseignée sur son contexte d’écriture. J’y ai entendu le français de mes amis québécois, leurs tournures et leurs intonations, un peu forcées, un peu tirées vers une note archaïque. De fait, Hemon invente et recrée une langue québécoise paysanne, à partir de sa connaissance de la langue paysanne parlée dans l’Ouest de la France avant le XIXe siècle, telle qu’il s’imagine qu’elle a pu voyager et survivre, morceau de normand installé par-delà les mers. C’est plein de charme.

Je note que le cheval s’appelle Charles-Eugène. Il y a une charmante cueillette des bleuets.

 

Sandham, Le Retour de la chasse, 1877 Ottawa


« C’est une grande perte – fit-il enfin – Tu étais bien gréé de femme, Samuel ; personne ne peut rien dire à l’encontre. Tu étais bien gréé de femme, certain ! »

Après cela il se tut de nouveau, chercha sans les trouver des paroles de consolation, et finit par parler d’autre chose.

« Le temps est doux à soir : il va mouiller bientôt. Tout le monde dit que le printemps viendra de bonne heure. »

 

À travers les heures de la nuit Maria resta immobile, les mains croisées dans son giron, patiente et sans amertume, mais songeant avec un peu de regret pathétique aux merveilles lointaines qu’elle ne connaîtrait jamais, et aussi aux souvenirs tristes du pays où il lui était commandé de vivre : à la flamme chaude qui n’avait caressé son cœur que pour s’éloigner sans retour, et aux grands bois emplis de neige d’où les garçons téméraires ne reviennent pas.


 

Le saviez-vous ? Hemon est un auteur français. Il a écrit le roman au Québec, mais la première parution se fait en France. 

Je me demande si le roman ne pourrait pas être inscrit dans le programme d’Ingannmic sur les mondes du travail, pour les paysans, car on y trouve tous les noms d’outils et descriptions de gestes de ce métier.