La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 24 avril 2025

Chacune des personnes traquées qui lui font face a le même droit d’être sauvée.

 

Uwe Wittstock, Marseille 1940. Quand la littérature s’évade, parution originale 2024, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, édité en France par Grasset en 2025.

Marseille, 1940 (et c’est reparti, ai-je envie de dire).
Devant l’avancée ressentie comme inexorable de l’armée allemande et la stabilisation de la ligne de démarcation, fuit une masse de gens, toujours plus au sud. Rapidement, Marseille apparaît comme le nœud crucial, seul grand port international encore accessible (et d’où pourtant plus aucun bateau ne part), première ville de France pour le nombre de consulats. Lieu d’espoir et de piège, d’attente et de larmes. C’est aussi le moment des innombrables camps d’internement (près de Marseille, c’est celui des Milles) où sont enfermés, sans distinction, tous les Allemands vivant en France, ainsi que pas mal d’autres gens.

Les occupants allemands ont formé une commission qui inspecte peu à peu tous les camps français. Elle doit veiller en premier lieu à ce que les partisans d’Hitler éventuellement encore internés soient relâchés. Mais la commission comprend aussi des pisteurs de la Gestapo qui cherchent les adversaires d’Hitler. Quelques dizaines d’hommes sont tombés dans leurs filets dès les premiers jours. Toute personne figurant sur une liste de nazis doit donc avoir disparu des camps avant l’arrivée de la commission.

Alors que les États-Unis ne veulent pas se mêler de ces affaires européennes, ni entrer en guerre contre l’Allemagne, ni surtout recueillir des communistes, le Centre de secours américain envoie Varian Fry avec mission de sauver les intellectuels remarquables dont la liste a été mûrement élaborée (mais plusieurs sont inconnus aujourd’hui). Fry est-il un héros ? Dépressif, colérique, intellectuel à lunettes, il se rend immédiatement compte que la masse des gens à sauver est considérable. Au-delà des visas (de sortie, de transit, d’entrée), en l’absence de bateaux, il faut organiser les évacuations via l’Espagne, via tous les subterfuges imaginables.

Au fil de ces entretiens de hasard, on apprend très rapidement où se situent les lieux de refuge et l’on trouve parfois les traces d’amis ou de parents perdus. Par ailleurs, ces gens en errance accrochent aux murs des bâtiments publics, hôtels de ville, préfectures ou commissariats de police, de brefs avis de recherche dans l’espoir de retrouver leurs proches.

Ici, c’est l’ouvrage d’un journaliste, qui reprend toute la bibliographie disponible et la synthétise avec clarté et pédagogie. Le livre se lit très bien, écriture plate et efficace, paragraphes courts, à la chronologie bien claire. J’insiste sur ce point parce que la situation en France et à Marseille est alors tellement confuse que ne pas la comprendre constitue, je crois, la seule réaction saine. J’apprécie également le fait que Wittstock s’efforce de retracer le parcours ou le portrait de plusieurs personnes évoquées (qu’elles travaillent ou non avec Fry, ou qu’elles fassent partie des réfugiés) avec une certaine distance critique, en soulignant les silences de tel témoignage et en en utilisant d’autres pour compléter et essayer de donner un panorama complet.
Ce fut une activité clandestine : il n’existe donc pas de liste des personnes sauvées, ni de leur nombre, ni des personnes qui ont permis leur fuite (souvent une chaîne de fonctionnaires qui tamponnent des documents sans trop regarder ni vrais ni faux, de policiers qui haussent les épaules, de personnes elles-mêmes réfugiées qui en aident d’autres sur le chemin…). Ce qui explique que l’on manque d’information sur les personnes non célèbres ou sur l’action qui continue à Marseille une fois Fry expulsé.
J'apprécie la lente mise en place du récit depuis le début de la drôle de guerre jusqu'à l'armistice, avec la fuite, l'exil, les premiers massacres. Nous avons le suivi d'une multitude de destins individuels, l'ensemble ne formant pas forcément un collectif, mais dressant néanmoins un tableau complet de tous ces drames qui jalonnent ces semaines et ces mois.
J'ai lu les récits de deux acteurs des faits, mais évidemment les témoins ne savent pas tout ou peuvent se tromper. De ce fait, je trouve ce livre tout à fait complémentaire des autres textes, en reprenant l'ensemble du matériau disponible. Je vous le conseille donc également !
Quand l'iconographie présente Marseille comme une terre d'accueil depuis 2600 ans mais que cela ne se passe pas toujours ainsi (mosaïque de la Bonne mère).

On croise donc : Anna Seghers, indéfectible stalinienne fuyant le nazisme avec ses enfants, la famille Mann, Hannah Arendt et son mari, Vochoč le consul tchécoslovaque qui délivre des visas à tout va même si son pays n’existe plus, un biographe d’Hitler, Walter Benjamin qui ne rencontre jamais Fry, l’épatante Mary Gold, quelques malfrats, Anna Mahler avec les partitions de Gustav, André Breton qui fait la police du surréalisme, Marc Chagall, Peggy Guggenheim, Max Ernst, un bateau surchargé qui finit par partir pour la Martinique, etc.

Le bilan de Fry est appréciable. Au bout de seulement trois semaines à Marseille, il a créé avec le Centre de secours un havre pour les réfugiés, engagé des collaborateurs fiables, trouvé un chemin utilisable pour s’enfuir et déjà mis en sécurité les premiers auteurs et artistes qui figurent sur ses listes. Son Underground Railroad Marseille-Lisbonne accélère.
(l’utilisation de cette expression, qui se réfère à l’histoire des noirs américains, est particulièrement parlante !)

Avec son équipe, ce sont à ce jour environ deux cents personnes auxquelles ils ont fait passer la frontière. Il a en outre assumé la mission délicate de faire revenir des soldats britanniques éparpillés auprès de leurs unités en Angleterre. Le travail pour le Centre est la chose la plus importante qu’il ait jamais entreprise, et elle le restera sans doute, a-t-il écrit à Eileen. Il donne un sens à sa vie. Il ne peut bien sûr pas s’étonner du fait que la police française tente constamment d’entraver son travail. Il s’y attendait. Mais il n’avait pas prévu les intrigues du State Department et du consulat.

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Il me reste encore deux livres sur le sujet dans la bibliothèque !


mardi 22 avril 2025

J'avais l'impression de tenir le destin d'un être humain entre mes mains.

 
Mary Jane Gold, Marseille année 40parution originale 1980, traduit de l'américain par Alice Seelow, édité en France par Phébus (2001).

Vous avez peut-être entendu parler de Varian Fry, mais sans doute pas de Mary Jane Gold. Et pourtant. Cette jeune et riche héritière américaine raconte dans ce livre enjoué quelle fut sa vie à Marseille, au début de la seconde guerre mondiale.

J'achetai un journal et me mis à en lire tout haut quelques extraits.
- Écoutez ceci : « Nous, Philippe Pétain, maréchal de France, ordonnons... » - vous savez, cette vieille chèvre a plus de pouvoir que Louis XIV. Et il est encore plus à droite.
(Avouez qu'elle est indéniablement très sympathique.)

Avant cela, il y a sa formation en Italie, dans les bals et les musées, la vie des jeunes filles délurées, mais quand même puritaines, et puis son installation à Paris et l'arrivée de son caniche Dagobert.
Et puis le début de la guerre, la fuite sur les routes avec ses amis et l'arrivée à Marseille. Dès lors la vie de Gold est marquée par deux pôles distincts : sa liaison avec Raymond, dit Killer, miliaire, déserteur de la Légion, petite frappe, escroc, et l'aide qu'elle apporte au Centre américain de secours, en finançant l'existence et le départ de plusieurs centaines de réfugiés et en effectuant certaines missions. Elle est jeune et élégante, on la croit inconséquente, mais cette année marquera sa vie à jamais.
On croise dans le livre les récits de la fuite des réfugiés, leur terreur, les emprisonnements arbitraires, le travail avec les membres du Centre de secours, la rencontre avec les surréalistes à la Villa Air-Bel, mais aussi les marches dans Marseille, les visites au prisonnier au fort Saint-Nicolas, le mistral et les policiers. Il y a des scènes d'anthologie : l'écoute de Radio Londres dans la chambre d'hôtel, la destruction des papiers dans les toilettes du commissariat, les descentes à la pâtisserie, les réfugiés qui se planquent dans les bordels.
Ce récit est bien plus vivant et facile à lire que celui de Fry, qui cherchait à justifier son action auprès de ses contemporains et notamment du Département d'État. Ici le ton est enlevé et plein de vie. Il est aussi plein d'humanité, parce que la riche Américaine s'interroge sur ce qu'elle doit faire et sur ses motivations personnelles. Je trouve que toutes les questions qu'elle se pose sont très intéressantes et sa position un peu distante vis-à-vis des événements rend son point de vue tout à fait riche.
Une lecture que je vous conseille.

À noter que son Killer a eu une incroyable carrière militaire au service de la France Libre (et comme mercenaire dans les guerres coloniales d'après 1945).

Les ex-voto à la Bonne mère. L'espoir et la reconnaissance.



Je le vois encore, debout, le corps très droit, les épaules rejetés en arrière ; le mistral lui soufflait dans le visage. Il avait une petite trentaine d'années, le visage carré, et portait des lunettes à monture d'écaille. Je lâchai d'une façon ambiguë que j'avais entendu dire qu'il y avait de quoi faire ; je me félicitais de savoir quelqu'un dans cette ville capable de faire face à ce travail.
Il s'agit de la première rencontre avec Fry – ce n'est pas le même spirit et pourtant ils seront alliés et amis.

Je ne pus jamais choisir entre les deux. J'aurais pu me dévouer complètement à Killer et ouvlier le Centre américain de secours. Mais cela aurait été une autre histoire, et non la mienne. Ou bien j'aurais pu laisser tomber Killer, mon deux-fois déserteur, avec sa folie, son panache, son absence de principes et ses fragilités attachantes. Cela, aussi, aurait été une autre histoire. Ou encore j'aurais pu rentrer chez moi. Au lieu de cela, je me suis toujours trouvée coupée en deux.

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Et jeudi nous poursuivons sur ce sujet.


dimanche 20 avril 2025

Balade dans Venise

 


Le blog est donc à Venise, puisque j'ai relaté ici le long trajet qui m'y a conduite.

Exceptionnellement, je n'ai pas photographié une seule rue pendant tout mon séjour. C'est que Venise comprend deux sortes de voie de circulation : les solides et les liquides. Les premières sont des ruelles (même s'il y a quelques rues de largeur honnête) et les secondes sont les canaux ainsi que la lagune. 

Par les fenêtres du vaporetto.

Mais je n'ai pas pris de gondole.

Progressivement, au fil des heures et des jours, on apprend à circuler dans cet étrange labyrinthe, à repérer les ponts qui nous permettront d'atteindre l'île convoitée et à suivre les ruelles qui nous mènent aux ponts. Les ruelles sont sombres, même quand elles sont bordées de magasins. À l'extrémité de la rue, un peu de lumière apparaît et le sol s'élève : il y a là un pont. Petite pause pour regarder et pour jeter un œil au plan et on repart dans la ruelle suivante descendant les marches. Pont de brique et de pierre, simple ou orné, bordé par une belle façade ou par des murs un peu décrépis, présence ou absence de bateaux sur l'eau... le motif se répète et varie à l'infini. À quelques mètres de là, un autre pont, sur lequel se tiennent d'autres touristes, qui font tout comme nous. D'ailleurs rien n'indique que, dans quelques minutes, nous ne nous tiendrons pas nous-mêmes sur leur pont et eux sur le nôtre... On continue à marcher.


Qu'ai-je vu à Venise ? La basilique San Marco bien sûr, et la place. Le musée ducal, les galeries dell'Accademia, le musée de Peggy Guggenheim, la Scuola di San Rocco, le musée du Settecento, le cimetière San Michele, une quinzaine d'églises... je ne vous parlerai pas de tout cela, rassurez-vous.

Qu'ai-je mangé ? Je suis partie avec un estomac en grève, donc j'ai très bien mangé, mais ce ne fut pas bonbance. Il y a quand même eu une série de cafés, de cappuccinos et de glaces à la noisette, mais aussi des succulentes petites tartines vendues au comptoir des bars. Je me suis acheté un paquet de polenta pour la maison.

J'ai décidé que mes billets s'organiseraient par peintre. L'idée est d'avoir "un peintre vénitien = un édifice". Rendez-vous donc la semaine prochaine avec un artiste de la Renaissance.














jeudi 17 avril 2025

Prenez garde à la fermeture des portes, attention au départ.

 

La valise est prête, les pieds sont dans les chaussures de rando, vous avez votre gourde, vos petits sandwichs et votre réserve de gâteaux, alors c’est parti. Rendez-vous à la gare et puis un premier train, un deuxième train, un troisième train, une nuit d’étape à l’hôtel, un rapide petit-déjeuner et enfin le quatrième train*. Ce n’est pas la porte à côté, mais les paysages sont beaux et vous avez un bon livre (en l'occurrence, le récit d'un autre voyage : Le Seigneur des anneaux).
Vous sortez de la gare et voilà.

Sortie de la gare - où tout le monde exprime sa joie et son plaisir d'être là.

Vous êtes au bord du Grand Canal à Venise. Tout simplement.
J’en rêvais depuis longtemps et tout à la fin de l’année dernière, alors que l’actualité était si déprimante, si triste dans cet horizon bouché (cela a plutôt empiré depuis), et que j’avais le moral assez atteint par tout cela, l’idée a pris forme, comme un rayon de lumière. Voilà un projet réalisable capable d’amener un peu de rêve dans mon existence si plate.
Donc réservation de l’hôtel et des billets de train (au retour, j’ai enchaîné tous mes trains dans la journée, plus simple) et attente curieuse du voyage.
Photo prise du train (le Léman, près de Montreux)
Je suis très heureuse.
Quelle ville étonnante, à nulle autre pareille ! Ville sans voiture, sans scooter, sans panneaux publicitaires, sans zone commercialo-industrielle, elle semble posée sur la mer de toute éternité… on y circule différemment d’ailleurs pour s’adapter à cet environnement étonnant. Illusion bien sûr, mais illusion vraie quand même.
Vous connaissez le programme des prochains billets touristiques.

* Si vous partez de Paris, de Nice ou de Strasbourg, bien sûr, ce sera beaucoup plus rapide et vous pourrez faire le voyage en une seule journée. Aucune excuse pour ne pas partir.

Photo prise du train : le Léman.

Exceptionnellement, contrairement à mes habitudes, je ne suis pas partie démunie (ou disons que j'ai décidé de commencer le voyage par la lecture). 
J'ai passé le début de l'année plongée dans ceci :

Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise VIe-XXIe siècle, collection Références chez Belin, 2021.
Dans ce gros volume très complet, Crouzet-Pavan retrace l'histoire de Venise, depuis les premières cahutes jusqu'aux paquebots d'aujourd'hui. Si j'ai évidemment passé quelques pages, j'ai apprécié cette profondeur de champ. Prenant appui sur les légendes et les mythes que Venise se raconte à elle-même, l'historienne fait la part des choses. Cité maritime, cité du grand commerce international, oui, mais aussi cité des îles au sein d'un territoire, lagune et terre ferme, porteur d'agriculture et d'industrie. La complexité des débats d'aujourd'hui est rendue, avec cette très longue préoccupation de la maîtrise du milieu et les positions successives et contradictoires des différents acteurs. Une bonne lecture pour ne pas tomber dans le panneau des innombrables petits articles polémiques ou des légendes touristiques.






lundi 14 avril 2025

Le soir doux porte des promesses de navires qui seront là demain.

 
Louis Brauquier, poème sans titre, dans le recueil Eau douce pour navires, 1930.


Tu pourrais rester là, prendre des habitudes
Fumer la pipe sur le port et regarder 
Les voiliers repartir pour d’autres latitudes.
Ou te mêler à la douceur des accostages,

Quand ils reviennent à la nuit, bas, écrasés
Par de pleins chargements de coprah et de nacre.
Tu pourrais même encore t’embarquer avec eux
Pour la cueillette ou à la saison de la plonge,

Sous les guitares et les fleurs de frangipaniers ;
L’après-midi faire de la peinture à l’huile,
Baigneuses brunes sur des plages de basalte ;
Prendre l’apéritif au Cercle Bougainville.

Ton cœur est pur, tu n’as pas d’ambitions terrestres.
Le récif de corail arrête les regrets,
Tu aurais un cotre baptisé Belle-Océane,
À la poupe pendent des régimes de bananes ;

Peut-être pourrais-tu vivre et mourir heureux,
Si tu sais oublier que tu es l’homme blanc.

Je reviens bientôt. En attendant, je vous laisse regarder les voiliers partir pour d'autres latitudes.