La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 29 septembre 2011

Avons-nous besoin d’un garde-fou contre les abîmes du souvenir ?

Christa Wolf, Trame d’enfance, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi (1976), Paris, Stock, 2010.

Un livre dont j’aurais pu parler lors de mon article sur la littérature allemande. Je l’ai oublié, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j’ai alors privilégié les écrivains qui traitent de l’Allemagne de l’après guerre et de l’après réunification. Une amie de ma sœur m’a rappelé le nom de Wolf (je précise que j'ai lu le livre il y a un an), avec qui nous replongeons dans l’époque de la montée du nazisme, de la guerre et de la déroute devant l’avancée soviétique.
Il s’agit d’un roman d'inspiration autobiographique, sur les traces du souvenir. À la fin de la guerre, un homme en tenue rayée, ancien détenu d’un camp de concentration partage la soupe de la famille.
Mais, si ce n’est pas un secret : vous étiez coupable de quoi ? Je suis communiste, dit l’ancien détenu du camp de concentration. Ah ! bon, dit la mère. Mais ce n’est quand même pas seulement pour cela qu’on se retrouve en camp de concentration. Comme s’il se parlait à lui-même, il dit, sans y mettre le moindre reproche, sans intonation particulière : Mais où avez-vous donc tous vécu.
Des années plus tard, Christa Wolf essaie de répondre. Mais la mémoire est difficile et il faut ruser avec la langue.

Georg Baselitz, Les jeunes filles d'Olmo II, 1981
Paris, musée national d'Art moderne, image RMN.

Deux trames narratives s’entrelacent. L’une à la première personne décrit le voyage effectué en 1971 par le couple et sa fille, depuis la RDA vers un village désormais situé en Pologne, mais qui était en Allemagne au moment de la guerre. C’est là où elle a grandi, où vivait sa famille. Elle veut revoir les lieux, les traces – mais quelles traces ?
L’autre, à la troisième personne, rédigé en 1974-1975, raconte l’enfance. Une enfant, Nelly, va porter tous les souvenirs et les questions. Façon de mettre à distance et d’interroger. À quel moment « cela » commence ? Comment cela se vit-il dans la vie quotidienne ? Dans la boutique que tient le père, parmi les clients ? Au sein de la famille ? La petite fille de l’époque n’a pas compris ce qui est arrivé à l’oncle fou, qui a mystérieusement disparu, un jour. L’adulte s’interroge : la petite Nelly était-elle antisémite ? que pensait-elle du garçon juif de son école ? Et que trouvait-elle dans les mouvements de la jeunesse hitlérienne où elle se rendait avec tant d’enthousiasme ?

Le petit garçon juif. Nelly pouvait le voir nettement. Il est pâle, son visage est pointu, il a des cheveux noirs, ondulés, quelques boutons. Allez savoir pourquoi, il porte toujours des culottes de golf. Il est assis là, tassé sur lui-même comme une « chiffe molle », et tous ceux qui passent à côté de lui… Elle aussi, elle doit passer à côté de lui. Elle aussi, elle va donc « lui en retourner une ». Ou peut-être pas ? Lui pense qu’elle n’en sera pas capable. C’est justement là-dessus qu’il spécule : tous les Juifs sont des spéculateurs. Il a parfaitement trouvé ce qui peut la rendre furieuse contre lui. Elle prend son élan, elle sait : il faut qu’elle passe à côté de lui, il faut qu’elle le fasse, c’est son devoir. Elle y met du sien. Elle accélère le film. (…) À chaque fois, le film casse à l’instant crucial. À chaque fois, dès qu’elle se trouve tout près de lui, dès qu’il va lever la tête, et les yeux aussi malheureusement, tout devient noir, plus d’image. Elle n’arrive pas à savoir si elle serait capable de faire son devoir. Ce qu’elle apprend, mais préférerait ne pas savoir, c’est qu’elle n’aimerait pas se trouver dans une situation où il lui faudrait faire son devoir. En tout cas, pas dans le cas de ce petit garçon qu’elle connaît si bien et ne peut donc pas haïr. Et c’est bien son erreur. La « haine aveugle », oui, là, ça irait, ce serait le seul moyen. La « haine qui voit », c’est bien trop difficile.
Quelquefois la mémoire ne veut pas retrouver ce qui s’est (ou non) réellement passé.

Georg Baselitz, Dessin preparatoire pour die Mädchen von Olmo,
1981, Paris, musée national d'Art moderne, image RMN.

Mais ils ont bien dû lire les journaux.
Les journaux où est annoncée l’installation prochaine sur la commune d’un camp de concentration - comment dire qu'ils ne savait pas ? La nécessité quand on est commerçant de faire respecter le salut hitlérien dans la boutique et de ne pas faire crédit aux communistes. Les chants que l’on apprend dans l’enfance ne sont jamais oubliés. La mise en place des drapeaux dans les rues. Les confidences entre camarades de classe et que l’on ne répétera pas aux parents.
L’écrivain de 1975 explore les photos de famille et les récits que les adultes se faisaient à mi-voix, pour ne pas effrayer les enfants, les murmures, les non-dits. Il y a les « mots à paillettes », ceux qu’on ne prononce pas. Et trente ans plus tard, on cherche quel terme exact il faut poser sur ce silence ou sur cette ouate, cet adoucissement de la réalité. Elle s’interroge, essaie de trouver des explications. Qu’est-ce qu’ils ont su, ont compris, ont accepté, ont soutenu ? À quoi avons-nous participé ? Elle hésite et se perd dans les souvenirs diffus et l’affection portée à sa famille, à son enfance. Mais sa fille, adolescente, est plus intransigeante.
Elle met encore explication et excuse sur le même plan, et elle les refuse. Elle dit que l’on doit être conséquent et veut dire : rigoureux.

Un livre long et dense, qui se lit lentement, riche de mille détails. Un livre sur la famille et les liens complexes qui unissent les individus. Et un livre sur l’entrelacs de la mémoire, une pelote de fils emmêlés, une trame trouée.


2 commentaires:

Marie a dit…

Oh, Christa Wolf! Je me souviens qu'on avait étudié un texte d'elle en allemand pour le bac.
Mais je ne sais pas du tout de quel livre il était extrait.

nathalie a dit…

Le roman est assez gros donc ça pourrait être de là, qui sait ?