Un livre dont j’aurais pu parler lors de mon article
sur la littérature allemande. Je l’ai oublié, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j’ai
alors privilégié les écrivains qui traitent de l’Allemagne de l’après guerre et
de l’après réunification. Une amie de ma sœur m’a rappelé le nom de Wolf (je précise que j'ai lu le livre il y a un an), avec
qui nous replongeons dans l’époque de la montée du nazisme, de la guerre et de
la déroute devant l’avancée soviétique.
Il s’agit d’un roman d'inspiration autobiographique, sur les traces
du souvenir. À la fin de la guerre, un homme en tenue rayée, ancien détenu d’un
camp de concentration partage la soupe de la famille.
Mais, si ce n’est pas un secret : vous étiez
coupable de quoi ? Je suis communiste, dit l’ancien détenu du camp de
concentration. Ah ! bon, dit la mère. Mais ce n’est quand même pas
seulement pour cela qu’on se retrouve en camp de concentration. Comme s’il se
parlait à lui-même, il dit, sans y mettre le moindre reproche, sans intonation
particulière : Mais où avez-vous donc tous vécu.
Des années plus tard, Christa Wolf essaie de
répondre. Mais la mémoire est difficile et il faut ruser avec la langue.
Georg Baselitz, Les jeunes filles
d'Olmo II, 1981
Paris, musée national d'Art moderne, image RMN.
|
Deux trames narratives s’entrelacent. L’une à la
première personne décrit le voyage effectué en 1971 par le couple et sa fille,
depuis la RDA vers un village désormais situé en Pologne, mais qui était en
Allemagne au moment de la guerre. C’est là où elle a grandi, où vivait sa
famille. Elle veut revoir les lieux, les traces – mais quelles traces ?
L’autre, à la troisième personne, rédigé en
1974-1975, raconte l’enfance. Une enfant, Nelly, va porter tous les souvenirs
et les questions. Façon de mettre à distance et d’interroger. À quel moment
« cela » commence ? Comment cela se vit-il dans la vie
quotidienne ? Dans la boutique que tient le père, parmi les clients ? Au
sein de la famille ? La petite fille de l’époque n’a pas compris ce qui
est arrivé à l’oncle fou, qui a mystérieusement disparu, un jour. L’adulte
s’interroge : la petite Nelly était-elle antisémite ? que
pensait-elle du garçon juif de son école ? Et que trouvait-elle dans les
mouvements de la jeunesse hitlérienne où elle se rendait avec tant
d’enthousiasme ?
Le petit garçon juif. Nelly pouvait le voir
nettement. Il est pâle, son visage est pointu, il a des cheveux noirs, ondulés,
quelques boutons. Allez savoir pourquoi, il porte toujours des culottes de
golf. Il est assis là, tassé sur lui-même comme une « chiffe molle »,
et tous ceux qui passent à côté de lui… Elle aussi, elle doit passer à côté de
lui. Elle aussi, elle va donc « lui en retourner une ». Ou peut-être
pas ? Lui pense qu’elle n’en sera pas capable. C’est justement là-dessus
qu’il spécule : tous les Juifs sont des spéculateurs. Il a parfaitement
trouvé ce qui peut la rendre furieuse contre lui. Elle prend son élan, elle
sait : il faut qu’elle passe à côté de lui, il faut qu’elle le fasse,
c’est son devoir. Elle y met du sien. Elle accélère le film. (…) À chaque fois,
le film casse à l’instant crucial. À chaque fois, dès qu’elle se trouve tout
près de lui, dès qu’il va lever la tête, et les yeux aussi malheureusement,
tout devient noir, plus d’image. Elle n’arrive pas à savoir si elle serait
capable de faire son devoir. Ce qu’elle apprend, mais préférerait ne pas
savoir, c’est qu’elle n’aimerait pas se trouver dans une situation où il lui
faudrait faire son devoir. En tout cas, pas dans le cas de ce petit garçon
qu’elle connaît si bien et ne peut donc pas haïr. Et c’est bien son erreur. La
« haine aveugle », oui, là, ça irait, ce serait le seul moyen. La
« haine qui voit », c’est bien trop difficile.
Quelquefois la mémoire ne veut pas retrouver ce qui
s’est (ou non) réellement passé.
Georg Baselitz, Dessin preparatoire pour die Mädchen von Olmo,
1981, Paris, musée national d'Art moderne, image RMN.
|
Mais ils ont bien dû lire les journaux.
Les journaux où est annoncée l’installation prochaine
sur la commune d’un camp de concentration - comment dire qu'ils ne savait pas ? La nécessité quand on est commerçant
de faire respecter le salut hitlérien dans la boutique et de ne pas faire
crédit aux communistes. Les chants que l’on apprend dans l’enfance ne sont
jamais oubliés. La mise en place des drapeaux dans les rues. Les confidences
entre camarades de classe et que l’on ne répétera pas aux parents.
L’écrivain de 1975 explore les photos de famille et
les récits que les adultes se faisaient à mi-voix, pour ne pas effrayer les
enfants, les murmures, les non-dits. Il y a les « mots à
paillettes », ceux qu’on ne prononce pas. Et trente ans plus tard, on
cherche quel terme exact il faut poser sur ce silence ou sur cette ouate, cet
adoucissement de la réalité. Elle s’interroge, essaie de trouver des
explications. Qu’est-ce qu’ils ont su, ont compris, ont accepté, ont
soutenu ? À quoi avons-nous participé ? Elle hésite et se perd dans
les souvenirs diffus et l’affection portée à sa famille, à son enfance. Mais sa
fille, adolescente, est plus intransigeante.
Elle met encore explication et excuse sur le même
plan, et elle les refuse. Elle dit que l’on doit être conséquent et veut
dire : rigoureux.
Un livre long et dense, qui se lit lentement, riche
de mille détails. Un livre sur la famille et les liens complexes qui unissent
les individus. Et un livre sur l’entrelacs de la mémoire, une pelote de fils
emmêlés, une trame trouée.
2 commentaires:
Oh, Christa Wolf! Je me souviens qu'on avait étudié un texte d'elle en allemand pour le bac.
Mais je ne sais pas du tout de quel livre il était extrait.
Le roman est assez gros donc ça pourrait être de là, qui sait ?
Enregistrer un commentaire