Ça m'a pris un certain temps avant de me lancer à écrire sur ce livre… Pourquoi ? Il me fallait du temps pour le digérer. Difficile à avaler, difficile à digérer et pourtant si indispensable !
Pas de suspense mais on est en haleine parce que le pire est toujours à venir. Il est avenu ce pire et les hommes qui l'ont connu l'ont gardé secret toute leur vie… Sauf que ça les a modifiés, chamboulés, que leur jeunesse, que leur fraîcheur, elle a été définitivement attaquée, érodée et mise à bas.
Il est à dimension humaine ce pire, il est inscrit dans une époque où la société change, où les destins ne sont plus tracés de génération en génération : la guerre d'Algérie, c'est la fin d'une époque : l'Empire colonial, la fin de la 2e guerre, les 30 glorieuses qui marquent la modernisation et la reconstruction du pays mais aussi son bouleversement social définitif.
Et le secret de deux de ces hommes Bernard « Feu de Bois » et son cousin Rabut, il les lie, il leur est personnel mais il révèle tout le poids de douleur, de culpabilité que ces gens très jeunes ont dû endosser parce qu'ils ont été témoins et acteurs malgré eux d'histoires qui les dépassent.
Le livre commence par la fin : Bernard le marginal marginalisé, au comportement provocateur, inexplicable, Bernard « feu de bois », l'incompris. Logiquement il est de la famille, de la « race » des autres mais voilà il a quitté son village, il les a quittés, après sa démobilisation il n'est pas revenu. Bien plus tard il a repris les lieux, en provoquant le malaise et finalement, son passage à l'acte raciste dans une fête de famille où il s'impose, va faire remonter tout ce qui a été tu, tout ce qui n'a pas pu être discuté partagé, ni entre les deux témoins ni avec ceux qui sont restés et qui attendaient le retour des appelés de la guerre d'Algérie. Tout simplement parce que c'était impossible à dire, à raconter, à présenter. Insoutenable.
Par bribes, c'est le cousin, apparemment sorti indemne de ces brutalités de l'existence qui va raconter, qui va tenter de comprendre, d'expliquer, de s'expliquer : il monologue et son passé on s'aperçoit qu'il est le même que celui de l'autre et que ces deux là ils se sont dédoublés seulement à la fin de la tragédie.
Comment rendre tout cela ? Quatre parties, les moments où se sont passés les événements déclencheurs, et les moments où celui qui parle est seul avec lui-même. Un style sans aucune complaisance littéraire : âpre, difficile à suivre, et pourtant très simple. Phrases commencées, passage du monologue intérieur au dialogue , à la voix, à la phrase dite, descriptions précises des sensations et des sentiments (la peur, la jalouse, l'amertume), descriptions précises de quelques épisodes terribles de la guerre. Sans excès, avec une sécheresse clinique.
« Je me suis demandé pourquoi moi, maintenant je repensais à Bernard seulement à lui.
Et j'ai dû m'avouer que ce que je détestais en lui maintenant ce n'était pas lu , ni ce qu'il avait été quand il était jeune, ni rien de lui, mais seulement de le voir tous les jours, lui dans la rue, dans la vie, traînant dans tout son corps et sa présence et même aussi dans sa façon d'être devenu ce qu'il est devenu, notre histoire à tous les deux. Et ce qui me gêne c'est qu'il est devenu ce que j'aurais dû devenir aussi si j'avais été capable de ne pas accepter des choses. »
Ce livre n'est pas fait pour plaire, il dit pourtant des choses importantes, et si l'on s'y colle c'est une rencontre forte.
Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, les éditions de Minuit, 2009.
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