Vous connaissez ce passage de l’Iliade où Thétis vient demander à Héphaïstos de forger des armes pour son fils Achille, parce qu’elle sait qu’il va bientôt mourir dans la plaine de Troie :
Il jeta dans le feu le bronze rigide, l’étain,
L’argent, l’or précieux. Puis il mit une grande enclume
Sur son support, et, pour finir, il saisit d’une main
Son robuste marteau, et de l’autre, sa pince à feu. (…)
Il y façonna la terre et le ciel et la mer
Et le soleil infatigable et la lune en son plein,
Ainsi que tous les astres dont le ciel est couronné,
Les Hyades et les Pléiades et le puissant Orion,
Puis l’Ourse à qui l’on donne aussi le nom de Chariot
Et qui, tournant sur elle-même en guettant Orion,
Est la seule à ne se baigner jamais dans l’Océan.
Il y fit aussi deux belles cités d’hommes. (…)
Il y plaça aussi un troupeau de bœufs encornés.
Tous ces bœufs étaient faits avec de l’or et de l’étain.
Ils s’en allaient, meuglant, de leur étable à la pâture,
Le long d’un fleuve bruissant aux flexibles roseaux. (…)
Il y cisela aussi un chœur de danse,
Pareil à celui que jadis, dans la vaste Cnossos,
Dédale fit pour Ariane aux belles tresses,
Et où garçons et jeunes filles des plus recherchées
Dansaient en se tenant la main au-dessus du poignet. (…)
Quand l’illustre Boiteux eut achevé toutes ces armes,
Il vint les déposer aux pieds de la mère d’Achille.
Tel un faucon, elle bondit de l’Olympe neigeux,
Emportant de chez Héphaïstos l’armure étincelante.
Vous pouvez trouver le texte intégral dans une autre traduction sur le site de la BNF. Vous savez que cet épisode a porté l’imagination des hommes de lettres et des artistes durant des siècles. Je viens de découvrir un poème écrit par le britannique Wystan Hugh Auden, qui campe un monde de ténèbres :
Elle croyait voir, par-dessus son épaule, / des vignes et des oliviers, / des cités de marbre bien gouvernées / et des navires sur des mers indomptées. Mais là, sur le métal étincelant, / ses mains avaient mis à la place / un désert artificiel / et un ciel pareil à du plomb.
Une plaine sans caractère, nue et brune, / pas un brin d’herbe, rien qui annonce un lieu habité, / rien à manger, et nul endroit pour s’asseoir ; / et pourtant, assemblée dans ce néant, se tenait / une multitude inintelligible, / un million d’yeux, un million de bottes alignées, / sans expression, attendant un signal. (…)
Elle croyait voir, par dessus son épaule, / des rites de piété, / de blanches génisses enguirlandées de fleurs, / des libations et des sacrifices. / Mais là, sur le métal étincelant, / où l’autel aurait dû se dresser / elle vit, à la lueur dansante de sa forge, / une tout autre scène. (…)
Elle croyait voir, par-dessus son épaule, / des athlètes occupés à leurs jeux, / des hommes et des femmes en train de danser, / agitant leurs jambes gracieuses, / vite, vite, au rythme de la musique. / Mais là, sur le bouclier étincelant, / ses mains avaient mis non pas une piste de danse, / mais un champ envahi de mauvaises herbes.
Un galopin en haillons, désoeuvré et solitaire, / rôdait autour de ce terrain vague, un oiseau / s’envola pour échapper à sa pierre bien ajustée ; / que les filles se font violer, que deux garçons en poignardent un troisième, / c’étaient des axiomes pour lui, qui n’avait jamais entendu parler / d’un monde où les promesses étaient tenues, / où l’on pouvait pleurer parce qu’un autre pleurait.
L’armurier aux lèvres minces, / Héphaïstos, s’éloigna en claudiquant. / Thétis à la poitrine étincelante / poussa un cri d’épouvante / devant ce que le dieu avait forgé / pour plaire à son fils, le puissant / Achille au cœur de fer, le tueur d’hommes, / qui n’allait pas vivre longtemps.
Tout a changé de face…
Homère est traduit par F. Mugler, 1995.
Wystan Hugh Auden dont le poème The Shield of Achilles date de 1952 est traduit par A.-M. Lecoq.
Les deux textes sont tirés de l'ouvrage d'Anne-Marie Lecoq, Le Bouclier d'Achille, un tableau qui bouge, Paris, Gallimard, 2010. Elle étudie le texte d'Homère et sa descendance en littérature, en histoire de l'art, en archéologie, en histoire...
Cornelis I Schut (1597-1655), La Forge de Vulcain, HB, Allemagne, Neubourg, Bayerische Staatsgemäldesammlungen. Antoine Coypel (1661-1722), Vulcain, dessin aux trois crayons sur papier beige, Paris, musée du Louvre, aurait bien appartenu à Mariette. Les deux, clichés RMN.
Superbe et tragique ce poème de W.H. Auden, je ne le connaissais pas. Je prends enfin le temps de lire vos articles, la semaine dernière fut bien remplie pour moi, j'ai du mal à reprendre mes petites habitudes quotidiennes et agréables !
RépondreSupprimerBonne semaine :-) !
Rebonjour Grillon ! Tout le monde, c'est bien normal qu'on ne passe pas notre temps suspendu aux blogs des uns des autres. D'ailleurs je vais moi-même faire une pause de quelques jours...
RépondreSupprimerMagnifique poème :)
RépondreSupprimer