La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 23 mars 2023

Être tout simplement un homme, c’était déjà impossible.

 

Slobodan Šnajder, La Réparation du monde, traduit du croate par Harita Wybrands, parution originale 2016, édité en France par Liana Levi.

 

Au début du roman, en 1770, dans des campagnes misérables de l’empire austro-hongrois, il n’y a rien à manger et il est facile de se laisser séduire par des idées guerrières. Le jeune Kempf se décide à partir, avec d’autres paysans, vers les terres fertiles de la Transylvanie. C’est ainsi qu’il devient le vieux Kempf, l’ancêtre d’une ligne allemande, mais en Slavonie ( ?).

Le personnage du livre est son descendant, Kempf, jeune homme de culture allemande et slavonne dans cette région amenée à devenir un bout de la Croatie. Mais avant, il y a la Seconde guerre mondiale et ses idées nauséabondes. Voici Kempf, en tant qu’allemand vivant à l’extérieur du Reich, volontaire-forcé de la Waffen-SS. Il ne veut pas tuer de civils, il déserte, est tenté par l’armée polonaise, mais il y a aussi l’armée soviétique, et après-guerre tant d’horreurs à supporter et à réparer. Il y a aussi Vera, combattante croate, fidèle de Tito. Et le narrateur qui n’est pas encore né, loin de là, mais qui commente le destin de ses futurs parents.


La langue se réjouit peut-être de ce genre de non-sens, du moins elle n’a rien contre. Les hommes eux les apprécient moyennement, fussent-ils des « Volksdeutsche », des « Allemands du peuple », cette sous-espèce d’Allemands qui n’est pas née dans le Reich.


C’est un drôle de livre. Je m’attendais vaguement à un genre de vaste fresque qui traverse le centre de l’Europe et le XXesiècle, comme nous en lisons quelquefois. Mais c’est un peu différent. D’abord, il y a des passages presque philosophiques, car Kempf ne manque pas de s’interroger sur le sens de la vie, sur l’existence de Dieu, et ce que signifie la fidélité aux siens, le hasard d’être du bon ou du mauvais côté, etc. Et puis, il n’y a jamais très loin le récit d’un rêve, le souvenir d’un conte, l’espoir d’un peu de surnaturel, l’impression de voir passer le messager du Mal. La thématique multiforme et récurrente des rats et des fourmis contribue aussi à créer cette atmosphère d’étrangeté.


Il n’y a plus d’enfants. À la question de savoir où sont les enfants, personne ne sait répondre. Est-ce la montagne qui les a avalés ? Quelle flûte ces enfants ont-ils suivie ? Combien y a-t-il au monde de ces attrapeurs de rats, de ces joueurs de flûte qui reviennent toujours, presque identiques, en adaptant le son de leur flûte à l’esprit du temps ?


J’avoue avoir eu un peu de mal à m’intéresser à Kempf, pas très sympathique. Il est pris dans un écheveau d’événements où il ne décide pas grand-chose et il semble se laisser porter. Plutôt qu’agir, il louvoie souvent, trouvant des astuces pour éviter de se trouver face à son destin, résigné à n’être pas grand-chose. C’est peut-être d’ailleurs le mieux à faire dans un monde où chaque individu se trouve pris dans une histoire qui le dépasse. Kempf croise des partisans juifs, des Polonais installés dans les maisons juives, des Polonais cachant des juifs, car ils ont besoin de leur main d’œuvre, des Ukrainiens, des Allemands, des communistes soviétiques, des communistes yougoslaves, etc. Vera affronte de son côté les camps pour femmes, puis les camps des partisans. Pour ces deux-là, le retour à la vie civile est brutal et presque impossible.


La guerre avait dispersé ces résidus humains dans tout le pays, de tous les côtés de la rose des vents : pareils à des graines de pissenlit, les hommes étaient disséminés au gré du vent. Nombreux étaient ceux qui commençait à comprendre, seulement maintenant, que vivre était en soi une valeur : planter un cadavre ne donne pas de fruit.

Homme accoudé, vers 1470, bois polychrome, Musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg


Il y a aussi des passages loufoques ou de l’humour noir, comme ce guide Baedeker qui précise qu’il y a un hôtel de bon standing dans la petite ville d’Auschwitz.

Il est beaucoup question de l’absurdité de la guerre et du découpage des frontières, et plus tard des règles du régime de Tito. Un grand vide semble contaminer inexorablement tout à la fois la vie des personnages et l’Europe tout entière. Il est aussi souvent question de la perte des amis d’enfance, déportés, exilés, tués à la guerre dans un camp ou dans un autre. Et à la fin de la vie de Kempf, la République fédérale allemande se préoccupe d’apporter un secours financier à ses anciens soldats de la Waffen-SS.

Je trouve quand même que certaines formules sont répétées un peu trop souvent à mon goût.

Les irruptions dans le récit du narrateur sont déstabilisantes et amusantes. Le voici qui se lamente, car ses parents ne semblent pas près de se rencontrer, ou qui se réjouit, car c’est bon, ils sont sur la bonne voie. Le livre se clôt au moment d’une autre guerre, en 1991.

 

Alors seulement Kempf avait compris qu’il y aurait toujours des circonstances de sa vie qui ne pourraient être racontées. Avec le temps il avait perfectionné la technique des demi-vérités. Par exemple, après la Libération, il lui arrivait de dire ou d’écrire dans une biographie officielle : « J’ai passé la guerre dans des camps. » Cela, si on ne prenait en considération que les mots, était la vérité. En allemand le mot utilisé pour « bivouac militaire » et « camp de concentration » est le même : Lagner. Ou encore, en Yougoslavie, Kempf écrirait : « Par un concours de circonstances j’ai combattu dans une unité de partisans soviéto-polonais. » Quel avait été cet étrange concours de circonstances, personne ne le lui avait demandé.

 

C’est une lecture commune, organisée dans le cadre du mois consacré à lire les pays de l’Est de l’Europe (sixième participation déjà !). Le billet de Keisha et celui de Lire & Merveilles (elle en a parle vachement bien), qui sont toutes les deux plus enthousiastes que moi. Et celui de Patrice, assez proche du mien (je le rejoins : la partie sur le front polonais est vraiment intéressante). Et le Bar aux lettres n’a pas du tout aimé.





20 commentaires:

keisha a dit…

Je n'en reviens pas, j'en suis à ma septième participation, et une huitième pointe son nez...
Pour ce gros roman, il y a la LC, ça aide à s'y lancer, mais une fois que j'ai compris que c'était l'occasion d'évoquer l'Histoire, ça allait bien tout seul. Il faut quand même avoir les références de la période. Bien aimé cette découverte.

Ingannmic, a dit…

J'avais hésité à participer... je ne regrette pas d'avoir laissé passer.

Dominique a dit…

je le tenterai à cause de la région et de l'histoire de ces contrées mais pas certaine d'être emballée à te lire on verra

Sandrine a dit…

Tu es un peu moins enthousiaste que les autres lectrices dont j'ai lu les avis jusqu'à présent. Pour ma part je ne suis guère emballée, et pas très tentée en général par la littérature d'Europe de l'Est.

nathalie a dit…

J'ai encore plusieurs billets en stock aussi.
Je n'ai pas compris toutes les références, mais ça ne m'a pas gêné. L'écriture m'a paru un peu lourde.

nathalie a dit…

Il semble que les autres lectrices soient plus enthousiastes quand même.

nathalie a dit…

Si tu es prise par le sujet au point d'oublier les petits défauts, ça ira tout seul je pense.

nathalie a dit…

Je ne suis pas capable de généraliser sur la littérature d'Europe de l'Est, mais je sais que j'ai lu beaucoup de bonnes choses (d'ailleurs je ferai un récap à la fin).

Ingannmic, a dit…

Oui, sauf Le bar aux lettres, carrément déçue (https://barauxlettres.wordpress.com/2023/03/23/la-reparation-du-monde-snajder/)...

Nathalie a dit…

Ah oui là c’est un massacre ! Mon avis est assez proche de celui de Patrice, je crois.

Choup a dit…

Je note tes bémols, notamment sur l'écriture, mais ça a l'air quand même intéressant. Et c'est une zone que je connais peu, la Croatie.

je lis je blogue a dit…

Après avoir lu les comptes rendus des uns et des autres, je me dis que ce roman n'aura pas laissé indifférent. Je crois quand même que tout le monde s'accorde à dire qu'il y a quelques longueurs. Ce mois de l'Europe de l'Est aura décidément été plein de surprises. Pour ma part, j'ai lu plusieurs auteurs(trices) croates avec plus ou moins de bonheur.

Marilyne a dit…

Très enthousiaste parce que j'ai tout aimé, les variations de narrations, l'écriture, les thèmes ( je me suis retenue dans le billet, sinon vraiment trop long ! ). Au début, pour Kempf, je me suis demandée si nous avions affaire à un Candide, et puis j'ai apprécié " ce gris ", qu'il ne soit pas épargné par son auteur. L'épilogue m'a touchée, retrouver une terre pour mourir, ou plutôt être enterré, à nouveau une nouvelle terre, comme en miroir du début. Ce récit comme circulaire, j'ai aimé ça aussi. Merci pour le lien.

eimelle a dit…

bravo pour ces lectures , je connais très mal cette littérature, mais je note pas pas mal de titres!

nathalie a dit…

Si cela te tente, n'hésite pas. Certaines ont l'air d'avoir bien aimé.

nathalie a dit…

Pas lu d'autres auteurs croates cette année, mais ce sera pour l'année prochaine !

nathalie a dit…

Non mais tu en parles très bien. Si je n'avais pas lu le livre, tu me donnerais très envie de le lire. Mais bon... voilà.

nathalie a dit…

Il y a de quoi faire de belles découvertes !

Patrice a dit…

Comme tu le signales, nos avis se rejoignent. Je l'ai terminé il y a déjà un moment, je me dis (surtout en lisant la chronique de "Lire et merveilles") qu'il mériterait peut-être une deuxième lecture, mais j'en garde un sentiment assez partagé finalement. Comme tu le dis, c'est un drôle de livre, mais je suis content d'avoir franchi le pas grâce à cette LC

nathalie a dit…

Je pense le donner, il n'aura pas de seconde chance. Mais oui, c'était intéressant.