La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 10 février 2012

Un tapis de neige trop court, usé et troué, recouvrait la terre maintenant rousse.


Bruno Schulz, Les Boutiques de cannelle, traduit du polonais par Georges Lisowski, Georges Sidre, Thérèse Douchy, Chistophe Jezewski et François Lallier, 1e éd. 1934, Paris, Denoël, 2004.

Il s’agit d’un étrange recueil de nouvelles mais il pourrait aussi s’agir des passages dépareillés d’un même roman.
   Nous sommes dans une petite ville non identifiée et le narrateur est un enfant-adolescent qui raconte les jours chauds de l’été, les tempêtes de l’hiver, les bizarreries de la ville et plus encore la folie du père. Ce personnage du père apparaît dans plusieurs nouvelles, sombrant progressivement dans diverses folies. L’une où il a une immense passion pour les oiseaux et leurs œufs et où lui-même ressemble de plus en plus à un condor. Plusieurs où il incarne un des prophètes de la Thora, dialoguant avec l’Éternel, isolé dans sa folie comme un homme de Dieu seul dans une foule d’idolâtres. Une où il se transforme peu à peu en cafard et disparaît dans les méandres d’une immense maison.
   Schulz campe un univers sensuel mais où les sens sont chargés d’ambiguïté, à la fois plus vrais, plus profonds et plus inquiétants que la connaissance rationnelle. Le père du narrateur perçoit les bruits des objets et prend des poses fixes face au chat de la maison. La bonne Adèle incarne la vie du corps et la tyrannie de la propreté. Difficile de ne pas songer à Isaac Bashevis Singer… Ce qui contribue à cette atmosphère magique, c’est aussi l’indétermination du lieu et du temps : une petite ville de province, où les commerces reçoivent des marchandises venues de loin, où il y a des quartiers déterminés, une ville où roulent les fiacres, où le temps se distend et se déploie comme une grande voie lactée.
Séraphine de Senlis, Les fruits,
 vers 1928, Grenoble, musée municipal
De la pénombre du corridor on pénétrait de plain-pied dans le bain du soleil du grand jour. Les passants barbotant dans l’or fermaient à demi leurs paupières qui semblaient engluées de miel, et leur babine supérieure retroussée découvrait les dents et les gencives. Ils avaient tous cette grimace de chaleur au visage, comme si le soleil leur avait imposé un masque de fraternité solaire, et tous ceux qui se croisaient dans les rues, jeunes et vieux, femmes et enfants, se saluaient au passage de ce masque barbare, insigne d’un culte bachique peinturluré à grands traits d’or sur leurs visages.

La langue est précieuse et riche, un peu proustienne dans ses circonvolutions, fantastique dans le choix de ses images : c’est un univers vivant et animé, panthéiste. Les ballots de drap assemblés dans la boutique campent des paysages, des collines, un lac sur lequel naviguer et fuir dans un Orient lointain et rêvé. Les casseroles envahissent la ville dans une sarabande furieuse un soir de tempête…

Une nouvelle participation au Challenge littérature juive de Mazel qui a constitué une énorme bibliographie.


2 commentaires:

  1. N'est-ce pas ? Il prend l'image traditionnelle du tapis au neige au sérieux et la déroule, tranquillement.

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