La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 19 septembre 2013

Il se contorsionne le faciès en une abominable grimace qui donne à l’un de ses yeux l’apparence d’un nombril enfantin dessiné de travers.


John-Antoine Nau, Force ennemie, 1903, édité chez ArcheoSF, acheté chez Publie.net

Voilà un roman très surprenant. Le narrateur (apparent) se réveille au début du livre et découvre qu’il est interné dans un asile. Commence la découverte des lieux et le lecteur s’interroge : a-t-on affaire à un vrai fou ? à un homme interné contre son gré par sa famille ? ou bien un peu des deux ? En réalité, le narrateur se révèle habité par une créature… étrange et étrangère. Et le roman bascule dans la SF. Mais le roman est riche. Tout le début se déroule à l’asile, le personnel semblant à peine moins fou que les malades, dans un climat propice à l’érotisme. Et ensuite nous sortons…

Mon gardien n’a même pas la peine d’aller jusqu’à la mairie. Il rencontre à sa descente du fiacre le premier magistrat du bourg, éléphantin paysan au nez bleu orné de narines poilues et aux yeux si invraisemblablement rusés que cela doit lui faire mal de les tenir tout le temps à ce cran d’expression-là.

H. Rousseau, La Fabrique de chaises à Alfortville
Paris, musée de l'Orangerie, image RMN.
J’ai été d’abord impressionnée par la variété des sources d’inspiration : difficile de ne pas songer au Horla de Maupassant quand le narrateur dialogue avec sa créature. De la science fiction également mais la fin baigne dans un climat rousseauiste (le Douanier Rousseau, pas Jean-Jacques) remarquable de poésie. 
Par ailleurs, le travail sur la langue est remarquable puisque chaque personne a son langage à soi. Le narrateur a un vocabulaire un peu précieux, se revendique de Baudelaire, mais Huysmans n’est pas très loin. Les affectations de langage des gens « comme il faut » sont très bien rendues (passages à lire à haute voix). Mais le personnage le plus réussi est sans conteste Léonard, un des gardiens de l’asile, qui déforme tous les mots un peu compliqués pour les adapter à son sabir, disant "egzitation" pour excitation, "journaux illuscrês" pour illustrés et "domieure" pour demi-heure. 
Il fait passer la Françoise de La Recherche pour une puriste. C’est tout à fait savoureux.

Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l’une de l’autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dr Bid’homme, c’est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c’est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?

H. Rousseau, Les Joueurs de Football,
New-York, the Solomon R. Guggenheim Museum, image RMN
Par ailleurs, le roman mêle une grande violence anti-bourgeoise, met en scène un viol et laisse libre cours à des rêveries érotiques (le roman est contemporain des débuts de la psychanalyse) (en revanche les personnages féminins ne sont pas aussi réussis).

Tenez, moi, j’étais dans les Ponts-et-Chaussées ; j’aimais les Chaussées ! J’aurais voulu inventer des rouleaux en velours pour les égaliser et je rêvais de les bourrer de nougat en guise de cailloux ! J’adorais les Ponts ! Au point de festonner leurs tabliers, si j’avais pu ! Mais pas de plaisanteries tintamarresques, alors qu’il s’agit de choses graves ; j’étais donc un employé modèle ! Eh bien ! mon atroce femme m’a si vilainement persécuté, m’a si bien fait prendre tout en dégoût qu’il fallait se mettre à quatre – et de forts gaillards ! – pour m’extraire des caboulots mal fréquentés où je mangeais mon bien aux dominos et où j’ai fini par me soûler à l’heure et à la journée.

Ce roman est une réussite. C’est aussi un objet curieux dont on se demande d’où il sort.
Il s’agit du premier roman décoré par le jury Goncourt. Il faut préciser que ledit jury était précisé par Huysmans.



4 commentaires:

Eeguab a dit…

Intéressant car c'est la toute première fois depuis que je lis des blogs et des articles littéraires que quelqu'un écrit sur le premier Prix Goncourt.

nathalie a dit…

Je l'ai lu car je l'ai trouvé en numérique mais il existe aussi en papier. C'est un livre curieux, d'un auteur qui vivait retiré à la campagne, loin de tout.

ysa a dit…

Moi je voudrais le lire aussi Mais en numérique ... c'est dur . Se mettre à la liseuse ou à la tablette ? Bon c'est peut-être une solution ultime pour tous ceux qui,devant leur ordinateur sont assis sur une fesse, jambes croisées ou plutôt nouées avec le sentiment coupable qu'ils ne peuvent pas y passer trop de temps ... La tablette au lit est-ce aussi bien ou mieux ou moins bien qu'un bon (ou mauvais ) bouquin?
Eclairez-moi si vous avez une opinion

nathalie a dit…

Je crois qu'il existe en papier (c'est quand même le 1er Goncourt. La liseuse permet très bien de lire au lit ou dans les transports (et allège les sacs et valises).