Christa Wolf, Médée, paru en 1996, traduit de l’allemand par Alain Lance
et Renate Lance-Otterbein, édité en France chez Stock.
J’ai découvert Wolf avec Trame d’enfance, un ouvrage où une narratrice de
1975 revient sur les lieux de son enfance avec sa fille, narratrice qui n’ose
pas se souvenir de son enfance sous le nazisme et qui effectue tout un travail
dans les couches de la mémoire pour savoir : qui étaient ces Allemands
ordinaires des années 1929-1945 ? Le livre est tout à fait fascinant en
s’arrêtant sur de tout petits faits de la vie quotidienne.
Et je viens donc de lire Médée, une des plus fortes réinterprétations du mythe, à n’en pas douter.
Wolf n’écrit pas une pièce de
théâtre mais un roman où les voix alternent, celles de Médée, de Créon, des
astrologues corinthiens, etc. Les événements relatés s’étendent sur plusieurs
années, de l’arrivée de Jason et des gens de Colchide à la fin du mythe. Chacun
raconte et le lecteur réalise peu à peu que les événements ne se sont pas
passés comme il le croyait : la mort du frère de Médée, la mort de ses
enfants, le char avec les serpents… non, la mémoire a transmis un récit déformé
des faits.
Un deuil inextinguible m’envahit, et qui s’éveille à nouveau maintenant, de même que ma mémoire s’ouvre brutalement, mettant au jour d’un seul coup tous ces blocs de souvenirs, tout comme chaque année de nouvelles pierres apparaissent à la surface du champ.
D’Euripide, Wolf récupère deux
choses : l’insistance sur l’exil et l’étrangeté des gens de Colchide aux
yeux des Corinthiens, gens si raisonnables, et le rôle des femmes, leur place
dans la société et dans la politique. Mais Wolf ne raconte pas seulement une
histoire d’étrangers rejetés et de femmes qu’il faut soumettre. La peste
envahit Corinthe. Peu à peu, c’est toute la ville qui s’en prend à Médée,
accusée de tous les maux. En faisant parler les uns et les autres, le récit met
en scène ceux qui sont victimes de cette folie, ceux qui l’instrumentalisent,
qui y participent sans comprendre, qui laissent faire, qui se bouchent les
oreilles… une histoire collective.
Et parfois je me demande ce qui donnait le droit à quelqu’un, ce qui donnait le droit à cette femme de nous placer devant des choix que nous n’étions pas en mesure de faire mais qui nous déchirent et nous plongent ensuite dans la défaite, dans l’échec et dans la faute.
Rodin, Médée, dessin, Paris, musée Rodin. |
Je ne savais pas ce qu’un être humain endure. À présent je suis là et je dois me dire que la survie de la race humaine repose sur cette inquiétante capacité d’endurer l’insupportable et de continuer à vivre, de continuer à faire ce qu’on a l’habitude de faire.
Vous l’aurez compris, j’ai
beaucoup aimé ce livre, lu comme en apnée, il ne m’a pas laissée en paix
jusqu’à ce que je l’aie fini. Wolf ayant commis un Cassandre, je sais ce qu'il me reste à faire.
L'avis de La petite marchande de prose, Lecture hautement stratégique qui
prend place dans le challenge Médée de Sophie, le challenge Lire avec Geneviève Brisac d'Anis, le pari hellène et parmi les femmes écrivains.
un livre fort, qui donne à réfléchir...
RépondreSupprimerN'est-ce pas ?
RépondreSupprimerJ'ai lu Médée il y a déjà un peu de temps. Merci Nathalie de ta fine analyse faisant ressortir les emprunts de Wolf à Sophocle : c'est éclairant parce que finalement c’est beaucoup plus un livre à thèse qu'il n'y paraît. Dans l'édition Stock , différents écrits précèdent et accompagnent le texte même : voyage en Grèce, rencontres diverses, visite du palais de Knossos en Crète, interrogation sur la condition des femmes dans la Grèce antique etc. donnent plus de relief à la pièce. La "sécheresse" du récit, des récits, l'aspect descriptif de la mathématique des comportements accentue le caractère inéluctable de la tragédie. Mais ça m'a dérangée. :c'était trop dépouillé.
RépondreSupprimerAh mais moi je l'ai lu en Stock mais en poche et il n'y a pas tout cet appareil critique ! C'est dommage même si, effectivement, cela doit changer la lecture. D'ailleurs je ne l'ai pas trouvé dépouillé du tout, cette mise en marche de la tragédie m'a paru pleine de puissance.
RépondreSupprimerCette version vient d'atteindre le haut de ma PAL grace à ton billet.
RépondreSupprimerTant mieux, c'est une des plus impressionnante !
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