Patrick Modiano, Villa Triste, 1975.
Le narrateur raconte, avec 12 ans
ou plus de recul, un été dans une station balnéaire au bord d’un lac alpin. Il
s’est installé là sous un faux nom, il craint de partir en Algérie, il craint
peut-être d’autres fantômes. Il fait la rencontre d’Yvonne, une apprentie
starlette de cinéma escortée d’un grand dogue allemand et d’un ami homosexuel. Et
ce n’est qu’à la fin du livre que le lecteur comprendra brutalement la raison
de cette longue et absurde reconstitution.
Si le narrateur reconstitue les
événements survenus cet été-là, il le fait à la manière de Modiano, citant les
noms propres, le programme de cinéma, les détails du papier peint, se demandant
pour quelle raison il se souvient de ceci et pas de cela.
Derrière, le parc d’Albigny descend en pente très douce jusqu’au lac avec ses saules pleureurs, son kiosque à musique et l’embarcadère d’où l’on prend le bateau vétuste qui fait la navette entre les petites localités du bord de l’eau : Veyrier, Chavoires, Saint-Jorioz, Éden-Roc, Port-Lusatz… Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots, inlassablement, sur un air de berceuse.
Yvonne est mystérieuse, ne parle
pas de son enfance ou de sa famille. Souhaite-elle réellement faire carrière au
cinéma ? Tout semble un peu faux dans cette population qui habite les
hôtels et les villas. Mais le narrateur vit lui-même sous un faux nom, se
présente comme un comte russe et est en réalité incapable de répondre
« non » à quelqu’un qui a l’impression de le connaître. Il se crée un
personnage. C’est lui qui raconte, mais quand il évoque pour nous, lecteur, ses
souvenirs d’enfance, on ne peut s’empêcher de se demander si ce sont
d’authentiques souvenirs ou s’il s’agit là encore d’un petit roman. Le
narrateur se présente, à nos yeux et à ceux d’Yvonne, comme un exilé, un
apatride, un sans-famille, un homme déjà vide. Il a faim de noms propres et
d’ancrage local. Il se nourrit des noms des rues, des cinémas, des bars, se
remémore avec délectation le moindre détail matériel. À demi-mot, même si on ne
sait rien de lui, on comprend qu’il n’est relié à aucun lieu particulier et se
révèle fasciné par cette petite française.
Le roman évoque l’insouciance de
la jeunesse dorée des années 60 qui danse, boit et fait l’amour, alors que la
guerre d’Algérie est toute proche, peut-être plus proche qu’on ne croit, et que
la Seconde guerre mondiale est encore bien présente dans les esprits. C’est une
société pleine de non-dits et porteuse de contrastes qui peuvent être violents.
Cette ville de vacances où tout le monde joue un rôle s’apparente pour le
narrateur aux colonies, comme un îlot de richesse et de vacuité, isolé du reste
du monde.
C’est la mélancolie d’un temps, d’un
lieu, de personnes, car tout a disparu. Personne ne s’en souvient plus non
plus. Tout cela n’existe plus que sur les prospectus périmés du syndicat
d’initiative et dans la mémoire hésitante du narrateur. C’est un très beau
livre sur le souvenir, comme un essai pour s’installer dans une époque
heureuse, mais révolue. Voilà pourquoi le narrateur éprouve une véritable
fascination pour les détails matériels, car tout s’est écaillé.
Où étions-nous ? Au cœur de
la Haute-Savoie. J’ai beau me répéter cette phrase rassurante : « au
cœur de la Haute-Savoie », je pense plutôt à un pays colonial ou aux îles
Caraïbes. Sinon, comment expliquer cette lumière tendre et corrosive, ce bleu
nuit qui rendait les yeux, les peaux, les robes et les complets d’alpaga
phosphorescents ?
Merci Sylvie pour la lecture.
Merci pour le lien ! Je garde un très bon souvenir de cette lecture très "modianesque", où les émotions se forment comme en passant, au fil de détails a priori insignifiants, et de cette ambiance à la dimension impalpable. Le contexte historique que tu évoques m'avait en revanche complètement échappé !
RépondreSupprimerIl y a un paragraphe qui en traite explicitement, mais sinon ce sont souvent des allusions qui alourdissent l'atmosphère balnéaire.
Supprimer