La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 23 avril 2019

C’est ma page que les marges blanches ont mangée.

Alan Moore, Jérusalem, traduit de l’anglais par Claro (jolie performance), parution originale 2016, édité en France par Inculte.

Jérusalem, un roman d’un peu plus de 1200 pages, que l’on ne sait pas comment tenir, lu à raison de trois sessions de 15 jours chacune, avec des pages bien pleines, une écriture bien dense, a de quoi faire peur. En réalité, sa structure est si solide, les pièces s’emboîtent si bien les unes dans les autres, que l’on navigue plutôt aisément, malgré quelques trous de mémoire bien naturels, dans ce monde de papier.
De quoi s’agit-il ? D’une longue balade dans le temps et dans l’espace des Boroughs, quartier populaire et un peu abandonné de Northampton.

Le monde de l’espace et de l’histoire était vaste, certes, mais c’était également le cas de Guerre & Paix, et pourtant tous deux étaient finis.

Prologue : Alma Warren, artiste, rapporte un rêve de son enfance, où des gens étranges construisent une sorte de plancher en bois. Puis, au cours d’une longue soirée au pub, elle écoute son frère Mike : celui-ci a failli mourir quand il avait trois ans, étouffé par une pastille contre la toux. Lors de ce moment de quasi-mort, il s’est passé plein de choses bizarres, dont il se souvient 40 ans plus tard et qu’il raconte à sa sœur. Elle décide de créer un cycle de peintures à partir de ce récit.
Première partie, avec 11 chapitres. D’un chapitre à l’autre, nous nous promenons dans les Boroughs, à différentes époques. Au XIXsiècle, en compagnie d’un homme chargé de restaurer les fresques de la cathédrale Saint-Paul (très beau chapitre) et qui devient fou, en 2006 avec une prostituée droguée, avec un clochard fantôme, avec un moine, quelque part dans le IXsiècle, qui apporte un objet mystérieux depuis Jérusalem, avec un noir né esclave aux États-Unis qui réfléchit à la chanson Amazing Grace(là encore, superbe passage), avec plusieurs membres des familles Vernall et Warren, marqués par la folie, jusqu’à ce que l’on arrive à ce moment où Mike Warren meurt à l’âge de trois ans. Toute cette partie est donc une immense marche à travers les rues d’un petit quartier, avec des points de repères inchangés au fil des époques : la vieille église arrondie, les pubs, le cimetière, Sheep Street… Des liens tout à la fois ténus et solides permettent de passer d’un chapitre à l’autre, d’une époque à l’autre, et de suivre les transformations du quartier. Aucun personnage n’est complètement isolé et le lecteur aperçoit, encore fragiles et tremblotants, les fils qui les relient les uns aux autres.
Deuxième partie, avec 11 chapitres. Mike meurt à 3 ans, étouffé par une pastille contre la toux, il monte dans les angles et découvre le monde de l’En-Haut. Avec lui, le lecteur comprend que les couches de temps se superposent, qu’elles se replient les unes par-dessus les autres et qu’il est donc possible de creuser à travers les épaisseurs de temps. Il n’existe plus ici vraiment de passé ni de futur. Mike vit une série d’aventures extraordinaires (un envol avec le diable, un pub de l’enfer, une fantastique chevauchée de mammouth) en compagnie d’une bande d’enfantômes, sur le mode des Casse-cou ou du Club des cinq. Le lecteur, lui, retrouve des personnages de la première partie et complète les histoires qui ont été entamées. À la fin, Mike doit revenir à la vie et devenir adulte pour pouvoir raconter tout cela à sa soeur.
Troisième partie, avec 11 chapitres. C’est la veille de l’inauguration de l’exposition d’Anna Warren. Il faut conclure les histoires entamées, sauver la jeune prostituée d’une mort certaine, punir des méchants, comprendre qui est ce jeune homme croisé dans la rue, etc. Pour Moore, maintenant que son lecteur est bien assis, c’est l’occasion de se faire plaisir en testant des styles narratifs différents. Oui, James Joyce n’est pas loin. D’ailleurs on croise sa fille dans un chapitre hallucinant, raconté entièrement en homophonies approximatives (allez, vous avez le droit de passer quelques pages). Il y a aussi un long poème, une pièce de théâtre avec Thomas Beckett et Samuel Beckett, une parodie de roman policier à la Chandler (tout à fait hilarant)… et même une course jusqu’à la fin des temps.
Épilogue. Inauguration de l’exposition de peinture. Mike examine les 35 toiles de sa sœur. Il ne voit pas vraiment le rapport avec ce qu’il lui a raconté un an et 1200 pages plus tôt, mais le lecteur, lui comprend qu’une boucle se referme.

Le goût de la graisse roussie déborda des pores spongieux de la croûte cassante quand il mordit dedans, brûlant et délicieux sur sa langue, ressuscitant les saveurs fantômes de la poêlée de la semaine dernière dans son sillage : le fumet acide du chou bruni, la subtile odeur suave des joues de porc, une épitaphe croustillante à la mémorable saucisse du mardi. Quand il eut avalé le dernier morceau, Ern sentit avec plaisir sa salive former comme une épaisse gelée salée, les saveurs tenaces de chaque repas jouissant encore d’une vie culinaire prolongée.
W. Roberts, Le Cinéma, 1920, Tate Britain.

Northampton, c’est un peu le centre de l’Angleterre et donc le centre du monde – Jérusalem donc. Ici a été inventée la monnaie, est apparu le capitalisme, le roman gothique, William Blake, Charlie Chaplin, diverses sectes religieuses et plein d’autres choses. Moore en fait trop ? Oui, l’accumulation flirte avec la parodie, c’est évident. N’importe quel coin paumé recèle en lui de quoi être le centre du monde, aussi, si l’on se donne la peine de creuser dans les couches du temps et de retisser un récit. Moore fait entrer toute l’Angleterre – autant dire le monde – dans un petit quartier et l’éternité, du Big Bang à la fin des temps, dans la durée d’une journée – celle qui précède l’exposition de peinture.

Influençable comme un bébé de huit mois et invulnérable comme un ptérodactyle en diamants, elle s’aventure en ville.

Et pourquoi est-ce une grande réussite ? En grande partie grâce à cette structure si serrée. Le lecteur a tour à tour le plaisir de se perdre et de se retrouver. Pris par le récit de tel ou tel personnages, il doit pourtant garder son cerveau éveillé et glaner les indices. À la troisième mention de gamins jouant dans l’herbe, on se dit qu’il se passe quelque chose. De même pour cette merde de chien ou pour la bête bizarre à la porte du pub. Le roman possède une richesse inouïe, qui donne envie de sans cesse retourner au chapitre précédent pour recoller ensemble tous les morceaux et voir enfin l’intégralité de ce qui nous est représenté – alors que tout l’intérêt réside dans l’éparpillement et l’entrecroisement. Il y a aussi toute la richesse de sens produite par l’accumulation documentaire inouïe (on a l’impression d’avoir passé trois semaines en Angleterre) et par l’exploration du temps (vous avez rêvé de rencontrer Cromwell ? Le voici. Lady Diana ? Aussi. De vous plonger dans le Haut Moyen Âge ? Hop, exaucé). Et une écriture d’une grande beauté. Des évocations lyriques, des confidences intimes, la précision des termes techniques, des formules pleines d’humour, de l’ironie… J’ai noté plein de pages qui méritent votre attention. Et puis, les pages sont habitées par la musique, avec l’évocation bouleversante d’Amazing Grace, mais aussi beaucoup de pop, par le cinéma et surtout par la littérature : les comics bien sûr, on est chez Moore, mais aussi la poésie de Blake, Joyce, Proust, Lewis Carroll, Enid Blyton et quelques autres.

Entre deux tic-tac de pendule, on peut entendre la poussière se déposer sur le buffet, sur les coupelles en verre émeraude, l’une pleine de pommes dorées et flétries, l’autre pleine de bonbons durcis qui prennent l’humidité. Un parfum de mois se dégage du papier peint aux couronnes et lis indéchiffrables, qui se décolle comme une peau au-dessus de la plinthe, là où le papier est humide et lourd.

Le cœur de tout cela, ce sont les pauvres bien sûr. Ici les héros sont des clochards, des prostituées, des ouvriers, des fous, les ivrognes, les miteux. Le roman raconte aussi comment au fil des siècles les Boroughs ont été tenus à l’écart par le pouvoir qui se méfie des pauvres indociles. On arrive à la fin du XXsiècle et au début du XXIsiècle : les petites maisons sont rasées, d’immenses tours sont édifiées, la gare la plus laide du pays est posée là et tous les endroits qui pouvaient rappeler l’histoire séculaire du quartier disparaissent peu à peu, à force de soi-disant réhabilitations. Oh bien sûr, il y a de la vie, joyeuse et sordide, mais il y a aussi la drogue, la prostitution, les viols, les assassins, le mal, l’amour et la solitude.

Un livre à relire !

Mais les Boroughs, sous-bois unique composé d’existences, on pouvait les chercher tant qu’on voulait, cet habitat menacé avait bel et bien disparu. Ce continent de huit cents mètres carrés avait été englouti sous un déluge de mauvaise politique sociale. Quelqu’un avait d’abord émis la vague hypothèse que les Boroughs seraient plus précieux sans leurs habitants, puis ce fut la marée des bulldozers.

C’était comme si, tant que les gens étaient encore vivants, ils restaient vraiment figés et immobiles, immergés dans le blanc-manger congelé du temps, et croyaient simplement qu’ils bougeaient, alors qu’en réalité c’était juste leur conscience qui voletait le long du tunnel préexistant de leur existence telle une boule de lumière colorée. Ce n’était apparemment que lorsque les gens mouraient, ce que Michael semblait avoir fait récemment, qu’ils étaient libérés de leur prison d’ambre et avaient le droit de s’élever en se débattant et pataugeant dans la gelée des heures.

Merci Magali pour la lecture !

10 commentaires:

keisha a dit…

La 'bête' est à la bibli, jusqu'ici je n'avais pas d'avis, j'hésitais, car c'est du temps de lecture quand même. Bon, la LAL va s'alourdir.

nathalie a dit…

Il y a quelqu'un sur Babelio qui prétend l'avoir lu en 15 jours, mais je suis sceptique. Si tu peux l'emprunter sur une longue période, je te conseille cette lecture cloisonnée, par tranche, ça ne pose aucun problème de compréhension et ça soulage un peu. J'avoue que la 3e partie se tire un peu par rapport aux deux premières, mais elle reste quand même d'un très bon niveau.

Dominique a dit…

il y a de quoi à la fois se précipiter et hésiter
mais c'est trop tentant pour ne pas noter la référence, j'ai l'impression qu'il faut quand même un certain temps pour cette lecture, à entreprendre l'esprit libre non ?

nathalie a dit…

Ah oui, il faut du temps, beaucoup de temps, même si ça se lit très bien. Le roman est structuré de telle façon que ça avance tout seul pour une bonne partie du récit.

Ingannmic, a dit…

Il est sur ma PAL depuis sa sortie, mais il me fait terriblement peur ! Du coup je n'ai lu que le début et la fin de ton billet, qui me rassurent un peu... c'est une bonne idée de le lire en plusieurs fois, mais cela ne t'a pas gênée, dans le suivi de l'intrigue ?

nathalie a dit…

Mon tout début de lecture du roman a été difficile : il est trop gros, je n'arrive pas à le tenir, c'est écrit tout petit, je ne comprends rien au premier chapitre, mais après hop j'étais embarquée.
Et c'est un roman très structuré en fait. Donc le fait d'en oublier une partie n'est pas gênant, on a des hésitations sans se perdre vraiment, comme dans des ruelles de village. Je dirais même que le fait d'oublier une partie de l'histoire fait un peu partie de l'histoire !

Ingannmic, a dit…

Bon bah, y'a plus qu'à !!...

nathalie a dit…

La course de fond, c'est très bon pour la santé.

catherine a dit…

J'ai lu comme dans un rêve les 90 premières pages puis les 1100 suivantes et là je l'ai laché, je ne sais pas quand je vais le reprendre surtout que j'ai lu environ 1200 pages en trois jours!

Nathalie a dit…

Bah tu vois ! C’est facile à lire !