La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 14 mai 2019

J’en ai par-dessus la tête des histoires réelles.

Javier Cercas, Le Monarque des ombres, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič avec la collaboration de Karine Louesdon, parution originale 2017, édité en France par Actes Sud.

Cercas a grandi en entendant sa mère lui ressasser le souvenir du grand-oncle Manuel, phalangiste, mort à 19 ans pendant la guerre civile, ce héros, jeune à jamais, si sympathique. Cercas s’est juré de ne jamais écrire de livre sur l’horrible tonton phalangiste – la honte.

Mais je ne suis pas un littérateur et je ne peux pas affabuler, je ne peux que m’en tenir aux faits et le fait est qu’on ne sait pas s’il en fut ainsi et qu’il est presque certain qu’on ne le saura jamais. Car le passé est un puits insondable et noir où l’on arrive à peine à percevoir des étincelles de vérité, et de Manuel Mena et de son histoire, ce que nous savons est sans doute infiniment plus petit que ce que nous ignorons.

Nous voici donc dans un livre où Cercas part sur les traces de Manuel Mena, dont il ne reste plus grand-chose, à peine deux photographies, un dossier militaire et quelques lambeaux de légendes familiales. Malgré tout, il s’acharne à visiter chaque champ de bataille, à se rendre sur les cotes militaires et topographiques et surtout à questionner les rares témoins de cette époque lointaine – tout en expliquant que non, décidément non, il n’écrira pas un livre. Ces entretiens sont particulièrement intéressants, puisqu’ici il ne s’agit pas de la guerre civile à l’échelle du pays (avec ses divers -ismes), mais de la sociologie d’un minuscule et pauvre village de l’Estrémadure. Il est question de paysans pauvres, de paysans un peu moins pauvres, de serfs, de petits propriétaires, d’un endroit où la République naissante aurait dû être soutenue massivement, mais où, pourtant, les pauvres gens ont choisi d’aller se faire tuer pour l’Église, l’armée et la noblesse. Je dois dire que ces dialogues sont tout à fait passionnants et en disent beaucoup sur l’Espagne. Cercas est également à la recherche de l’intériorité de Manuel Mena : en quoi a-t-il cru ? Pourquoi s’est-il engagé dans la Phalange ? Qui était l’oncle charmant, le médaillé de guerre, dont se souvient la mère ?
Mais l’essentiel pour Cercas est peut-être un peu ailleurs. Il écrit, ou il n’écrit pas, pour sa mère. Celle qui l’a élevé et grâce à qui il est écrivain, celle qui a émigré d’Estrémadure en Catalogne, celle qui sent sa fin approcher et qui repense à son enfance, à son village et à son oncle. Pour Cercas, bien sûr, c’est encore une fois, l’occasion de réfléchir à la notion d’héroïsme, à la mort et à la vie pleinement vécue. Il s’appuie sur la littérature, parfois de manière un peu trop appuyée à mon goût. Buzzati et Homère sont là. Pour l’auteur, le parcours n’est pas facile et c’est pourquoi, sans doute, il emprunte la troisième personne pour certaines évocations, parlant de la famille Cercas comme d’étrangers, hésitant à se rapprocher de sa mère et de Manuel Mena.
Malgré tout, j’ai eu l’impression que Cercas demeurait à distance de Mena. Même quand il retrouve la maison et la pièce où le jeune homme est mort, si jeune, d’une blessure épouvantable, après des combats abominables, dans une maison loin des siens, il lui est difficile de simplement dire son émotion à l’idée d’une vie gâchée – Mena est mort à 19 ans pour une dictature. Là encore, il a recours à la littérature et à la poésie pour traduire ses sentiments. Je comprends la difficulté. De tous les morts de la guerre civile, celui-ci est particulièrement encombrant pour l’auteur. Malgré cette distance volontairement placée entre lui et ce cadavre, cette figure si pathétique, on a peut-être affaire à son livre le plus intime.
Ce livre est une immense prétérition : non, il n’écrira pas ce livre, non il n’essaiera pas d’imaginer la violence hallucinante des combats, non il ne forgera pas d’hypothèse sur les pensées de Mena. Non, maman, n’insiste pas. C’est donc le roman d’un fils à sa mère.

L'Espagne pelée vue depuis la vitre sale du train.

Je sais que, y compris en temps de guerre (peut-être surtout en temps de guerre), chacun est innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée, et qu’aucune personne honnête, bénéficiant de la confortable immunité des temps de paix, ne tomberait assez bas pour condamner qui que ce soit sans preuves, encore moins – et c’est le cas ici – quand quatre-vingts ans après il est pratiquement impossible de reconstituer les faits avec un minimum de précision.

Quelque peu déstabilisé par cette découverte surprenante, je me fis la réflexion qu’aussi loin que j’aie pu pousser mon enquête sur l’histoire de Manuel Mena, ce que j’en ignorais était non seulement bien supérieur à ce que j’en savais, mais que ce serait toujours le cas, comme si saisir le passé était aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains ; je me demandais si ce n’était précisément pas cela qui se produit toujours ou presque toujours, si le passé, au fond, n’est pas une région insaisissable et inaccessible et je me dis que je tenais là une autre bonne raison de ne pas essayer de raconter la véritable histoire de Manuel Mena.

Note : je n’aurais pas dit non à un arbre généalogique.
L'avis de Dominique.
Cercas sur le blog :

8 commentaires:

miriam a dit…

J ai bien envie de le lire

Dominique a dit…

un livre que pour ma part j'ai beaucoup aimé

nathalie a dit…

J'avais oublié que tu en avais parlé, je vais ajouter le lien vers ton billet. Moi aussi j'ai été très intéressée par l'évocation de ce village de 1938 et de cette génération qui s'est trompée et avec qui il faut pourtant vivre.

nathalie a dit…

Allez, on se lance !

Sharon a dit…

Merci pour ta participation !
Je n'ai toujours pas lu un seul livre de cet auteur.

Lili a dit…

Je l'ai vu passer ici ou là il y a quelques mois, ce bouquin. La thématique ne m'intéresse pas follement mais le style semble être de qualité et l'entreprise tout de même intéressante.

nathalie a dit…

C'est un excellent auteur surtout ! Enfin, disons que je l'aime beaucoup comme tu peux le voir.

nathalie a dit…

Je vais continuer d'insister alors.