La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 2 juin 2020

Laisser la horde sauvage des âmes païennes se réunir autour de sa dernière demeure chrétienne.

Aby Warburg, Essais florentins, textes écrits en 1893 et 1920, traduits de l’allemand par Sibylle Müller, édités en France par Hazan.

La belle histoire de l’art.
Aby Warburg est un historien de l’art allemand que j’ai rencontré il y a pas mal d’années de cela. Je me promettais depuis un moment de (re)lire ce recueil d’articles consacrés à la Renaissance. C’est chose faite.
Je serai bien incapable de vous raconter ici la vie fascinante de Warburg et de la bibliothèque qui porte son nom. C’est tout l’Europe du premier XXe siècle qui s’incarne tragiquement dans cet homme et plus largement dans sa famille : fin de l’empire austro-hongrois, première guerre mondiale, République de Weimar, crise économique et antisémitisme, avènement du fascisme, essor des États-Unis. Sa destinée le rapproche de Nissim de Camondo ou des Ephrusi de Vienne, mais pas sur le versant des collectionneurs. Nous sommes ici dans l’érudition, l’accumulation de livres et de documents iconographiques. L’avouerai-je ? Il me fait bien plus penser à Virginia Woolf, pour sa sensibilité, son érudition et son humour.
Le recueil rassemble plusieurs essais consacrés à la Renaissance.

Le sentiment d’émerveillement et d’enthousiasme devant ce phénomène incompréhensible qu’est le génie artistique ne peut que devenir plus intense, si nous reconnaissons que c’est en même temps une grâce et la mise en œuvre consciente d’une énergie critique et constructive.

La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli. À l’aide d’un vaste matériau documentaire (peintures, gravures, dessins, archives, ouvrages imprimés), Warburg part sur les traces des figures de Botticelli. Les identifier toutes, en retraçant leur iconographie au travers des sources dont disposait le peintre. Tracer le programme de ces deux œuvres, en identifiant l’intellectuel qui a conseillé l’artiste. Comprendre les ambitions et les contradictions à l’œuvre. Il s’attache particulièrement à la figure de la nymphe dansante, cheveux et vêtements au vent.
Plusieurs essais s’intéressent à ces très riches familles de Florence, appartenant au cercle des Médicis, marchands et banquiers, dont les affaires les amenaient à la puissante cour de Bourgogne, dans les Flandres et même à Londres, et qui ont commandé leur portrait aux peintres du Nord (Van Eyck, Memling). Il est également question des portraits des peintres florentins. Warburg sort d’une stricte histoire de l’art centrée sur l’artiste ou sur les styles. En introduisant dans son analyse tout une gamme de documents et de considérations diverses (un testament, un jeu de cartes…), il s’intéresse aux interactions qui s’incarnent à un moment donné dans un tableau. Sociologie, psychologie, économie, il restitue tout un monde, l’agitation d’une rue de Florence ou les préoccupations d’un banquier.
Mino da Fiesole, Portrait de Niccolò Strozzi, marbre, 1454, Bode museum Berlin.

Winckelmann a dressé de l’Antiquité une image de sérénité et de dignité, louant le Laocoon pour exprimer la terreur, tout en conservant sa grandeur. Warburg reproche à Winckelmann de ne pas avoir entendu crier Laocoon. Pour lui, les artistes de Florence ont puisé dans l’Antiquité des modèles de personnages pathétiques, dont les mouvements du corps traduisaient l’agitation de l’âme. Il nuance fortement l’image d’une Renaissance en marche vers la raison, armée de sa perspective mathématique, de ses grandes silhouettes sereines, peignant la richesse d’une région et d’un temps assurée de conquérir l’Occident. Sinon, pourquoi un marchand florentin ferait-il figurer des centaures sur son sarcophage ? Comment la figure païenne de la sauvagerie peut avoir sa place dans un imaginaire pleinement chrétien ? La Florence dont il s’agit est celle d’avant Savonarole, celle qui intègre les démons anciens dans un solide christianisme médiéval. Ici l’énergie individuelle permet le compromis entre des polarités qui pourraient être contradictoires.
Plusieurs essais portent sur l’astrologie (notamment sur les fresques du Palazzo di Schifanoia de Ferrare ou les gravures circulant en Allemagne à l’époque de Luther). Ici une érudition très fine permet à Warburg de tracer son chemin parmi les divers almanachs et traités d’astrologie (et de me laisser totalement sur le bord du chemin), afin de retrouver l’origine de représentations qui, pour nous, ont perdu toute signification.
Un essai porte sur la façon dont l’Antiquité est parvenue à Albrecht Dürer et ce qu’il en a retenu, sur la façon dont Dürer a aimé puis rejeté la gestuelle baroque de l’Antiquité (et oui). Il y a aussi un essai qui raconte tout le délire au sujet de la date de naissance de Luther. 
L’auteur ne se concentre pas uniquement sur les beaux-arts (fresques, peintures, marbres) et considère qu’il existe une culture de l’image qui inclut les gravures, les tarots, les tapisseries, les bijoux. 
C’est de la belle érudition !

Il ne faut pas chercher exclusivement chez l’artiste les forces qui donnent naissance à un art vivant du portrait ; il ne faut pas perdre de vue qu’il y a entre l’homme qui représente et la personne représentée un contact intime, qui à chaque période où se forme un goût supérieur fait apparaître un domaine de relations réciproques, jouant un rôle de frein ou de moteur.

Francesco Sassetti représente ce type de bourgeois intègre et intelligent d’une époque de transition qui, sans pose héroïque, rend justice au nouveau sans pour autant renoncer à l’ancien ; les portraits qui ornent les murs de sa chapelle sont l’expression de son inébranlable volonté d’exister, à laquelle obéit la main de l’artiste, dévoilant aux regards humains le miracle d’un visage humain éphémère, fixé à jamais pour l’amour de lui-même.

Un point en faveur de Warburg : il écrit bien plus simplement que les gens qui écrivent à son propos.

Est-il utile de dire que cela donne furieusement envie d’aller à Florence ?

6 commentaires:

Dominique a dit…

un livre qui donne envie d'aller à Florence c'est pour moi
Warburg je ne le connais que par sa bibliothèque fabuleuse
j'aime bien ta réflexion sur le fait que cet érudit écrit plus simplement que ceux qui baragouine sur lui ! j'ai noté cet essai chez Hazan

nathalie a dit…

C'est un grand érudit et un grand homme. Lecture savante !

keisha a dit…

Rien à la bibli, hélas.
Je plussoie avec toi et dominique, oui cela arrive que les préfaces, présentations et autres sont plus compliquées que les auteurs eux-mêmes...

Lili a dit…

Rahhhh j'avais programmé un voyage à Florence fin avril... Mais le Covid a décidé que ce n'était pas la bonne année, malheureusement ! Mais l'obligation de différer le dit-voyage me permet de découvrir des essais qui semblent la parfaite lecture à emporter là-bas !

nathalie a dit…

Parler de Warburg donne l'air intelligent (j'espère que vous avez remarqué), surtout quand on peut ajouter de la psychanalyse dans l'histoire (il s'y prête tout à fait).

nathalie a dit…

L'amusant est que Warburg s'appuie sur sa vue des fresques naturellement, mais aussi sur beaucoup de photographies en noir et blanc, on ne pouvait pas voyager autant à son époque. Aujourd'hui, plus personne ne travaille comme ça, on dirait que la qualité de ces reproductions est insuffisante.