La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 28 janvier 2021

Il y a des larmes dans les choses.

Daniel Mendelsohn, Les Disparus, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, parution originale 2006.

 

L’auteur se souvient des réunions familiales, quand il était enfant, quand tous ces vieux juifs américains le regardaient les larmes aux yeux, parce qu’il ressemblait tellement à Oncle Shmiel. Oncle Shmiel, sa femme et leurs quatre filles, tués par les nazis. L’auteur se souvient aussi des histoires que racontait son grand-père. Et il raconte comment il a décidé de savoir ce qu’il s’était réellement passé pour pouvoir le raconter à son tour.


Olga nous a raconté que le bruit de la mitrailleuse en provenance du cimetière (qui était au bout de la route, à deux pas de chez elle) était tellement horrible que sa mère, qui avait alors une quarantaine d’années, avait sorti une vieille machine à coudre et s’était mise à piquer, afin que le grincement de la machine déglinguée pût couvrir les coups de feu. La mitrailleuse, la machine à coudre.


C’est un gros livre passionnant. Nous y suivons le long parcours de Mendelsohn, souvent accompagné d’un frère, pour rassembler quelques informations sur la mort, mais surtout sur la vie de ceux qui ont disparu. Les souvenirs des anecdotes familiales, avec les premières confrontations de témoignages. La lecture d’archives. La rencontre avec les juifs survivants de cette petite ville d’Ukraine, qui nécessite des voyages en Europe, en Israël et en Australie. Le voyage sur place, une fois, deux fois, sans oublier de se retourner une dernière fois, de poser une dernière question.

Très vite apparaît l’impossibilité de savoir exactement ce qu’il s’est passé. Parce que ceux qui ont survécu, forcément, n’étaient pas présents, sinon ils n’auraient pas survécu. Parce que si longtemps après il reste des bribes d’information transmises de façon indirecte. Les histoires se mélangent et deviennent indécidables (il est facile de reconnaître un proustien dans l’auteur). Le livre fait la part belle aux minces phrases que l’on peut répéter à propos d’un voisin ou d’une camarade d’école dont on se souvient vaguement, tout ce qu’il reste après toutes ces années (elle avait de belles jambes ; il était un peu sourd).


Euh, a-t-elle répondu en haussant les épaules, comment voulez-vous que je la décrive ? Elle était accueillante, sympathique et… Euh… Je ne peux pas vous en dire plus, parce que la vie…

Tout le monde est resté silencieux un moment, et puis Sarah a rompu le silence en riant. Elle a dit, Elle était probablement comme toutes les autres mères juives !


Il y a aussi la place de la photographie. Mendelsohn dispose de plusieurs photographies de sa famille disparue et réalise avec embarras que les survivants qu’il rencontre ne possèdent aucun souvenir de leur vie d’avant, pas même une photographie. J’ai trouvé très émouvant le passage où un de ces survivants explique avoir sauvé quelques photographies et les protéger et leur souhaiter tous les soirs une bonne nuit, comme il souhaiterait une bonne nuit à sa famille. Par ailleurs, l’auteur est souvent accompagné de son frère photographe qui immortalise les différents témoins et les lieux. Cela s’est passé là. En revanche, il aurait été utile de légender les photographies et de les lister pour pouvoir s’y retrouver plus facilement.

Et la langue. Mendelsohn est américain, parle allemand, comprend approximativement le yiddish. Il restitue autant que possible la prononciation si typique de ses locuteurs qui parlent polonais, yiddish, hébreu, russe, ukrainien, car ces petits faits de langue sont autant de fragments d’un passé lui aussi disparu. Il en va de même des plats cuisinés dans cette Europe juive.

Les interrogations comme autant d’abîmes sans fond sur le rôle joué par les Ukrainiens. Les Allemands étaient nazis, mais les voisins ? On est ici dans la Shoah de proximité, la Shoah par balles, étudiée plus récemment que celle des camps d’extermination. Il y a ceux qui ont trahi, ceux qui ont caché, ceux qui ont fait comme ils ont pu. Des années plus tard, le petit Daniel se demande avec angoisse si leur femme de ménage aurait pu trahir ses parents.


Berlin, Mémorial de l'Holocauste.
Les quatre filles, qui seront toujours jeunes, auraient été les « cousines polonaises » entre deux âges que nous serions allés voir un été, disons, dans le milieu des années 1970, mes frères, ma sœur et moi. Quand j’ai fait part de cette étrange idée à mon frère Andrew, il est resté silencieux un moment et il a dit, Ouais, ça te fait penser que l’Holocauste n’est pas quelque chose qui a simplement eu lieu, mais que c’est un événement qui est toujours en cours.


Le récit de cette grande quête est entrecoupé par le commentaire de la Genèse, en suivant le rite juif et en citant les exégètes de la Torah. Ce récit mythique est celui d’une création et d’une annihilation de l’humanité (le Déluge), de la mort injuste des innocents (destruction de Sodome), une histoire d’exil et de cohabitation entre peuples (la vie d’Abraham), une histoire de famille où un frère tue un frère comme un voisin tue un voisin, parce que les tragédies se produisent surtout entre les très proches. Où les différentes histoires s’éclairent mutuellement, ce qui permet de faire le lien entre le petit témoignage sur un individu et les six millions de morts à l’échelle de l’humanité. Mendelsohn s’attache de façon maniaque au plus petit détail (des fraises), car s’il cherche une histoire mémorable, il récolte les bribes d’une vie ordinaire, qui est tout autant mémorable et attachante. Et puis les mythes grecs sont présents aux côtés de ceux de l’Ancien Testament, pour parler des tragédies humaines.

L’image frappante d’un cimetière vide.


Matt a dit sur un ton véhément, Beaucoup de gens veulent savoir comment ils sont morts, mais pas comment ils ont vécu !

Suivant le fil de sa pensée, Marek a hoché la tête et dit, Les gens pensent qu’il n’est pas important de savoir si un homme était heureux ou s’il était malheureux. Mais c’est très important. Parce que, après l’Holocauste, ces choses ont disparu.

 

J’avais lu ce livre à sa sortie en France. Je voulais le relire depuis plusieurs années et la semaine consacrée à l’Holocauste organisée sur les blogs littéraires par Passage à l’Est et Si on bouquinait m’en a donné l’occasion.



15 commentaires:

keisha a dit…

Lu bien sûr, et, oui, il fait partie des livres que je veux relire!

Ingannmic, a dit…

Quel récit, oui ! Profondément émouvant, et passionnant .. et glaçant (certaines images terribles en sont restées gravées dans ma mémoire..)

miriam a dit…

Ce livre est passionnant, essentiel, maintenant tu peux lire les 3 anneaux, moins important mais parent...

nathalie a dit…

Il m'avait beaucoup plu à sa sortie mais à la lecture je suis toujours aussi intéressée. Vraiment quelque chose de très réussi.

nathalie a dit…

Oui, je me souvenais de la cachette à la fin et du jardin. C'est terrible.

nathalie a dit…

Il a l'air intéressant. Si je le croise, je le lirai sans doute.

claudialucia a dit…

Une enquête d'autant plus passionnante qu'elle rend vie à ces personnages disparus et nous montre la réalité du nazisme dans les pays de l'est comme La Pologne.

nathalie a dit…

Là c'est l'Ukraine, mais je pense que c'est pareil.
C'est la réalité de l'Holocauste au plus près de la moindre petite vie humaine.

Passage à l'Est! a dit…

Pour le moment, je n'ai lu que "autour" de Mendelsohn mais encore rien de lui. Je vais y venir; ta belle chronique m'y encourage fortement. "les survivants qu’il rencontre ne possèdent aucun souvenir de leur vie d’avant, pas même une photographie"... dans Sur la tête de la chèvre, Aranka Siegal se souvient que sa mère, sachant qu'ils allaient devoir partir pour le ghetto, avait utilisé tout le levain pour préparer une dernière fournée de pain. Ce levain était celui que sa mère avait reçu de sa grand-mère, et elle en aurait reçu un morceau si leur vie avait continué. Elle n'en dit pas plus, mais c'est un détail qui l'a visiblement accompagnée toute sa vie.

nathalie a dit…

Oui ce sont ces petites choses (des pommes ici) qui restent.
Ce qui est appréciable dans le livre, c'est aussi qu'il assume son point de vue : quelqu'un qui veut savoir, qui fait la démarche, qui imagine, qui reconnaît qu'il ne sait pas, qui est conscient d'être un juif américain de telle génération. Il y a une belle honnêteté.

Dominique a dit…

je suis comme toi je l'ai lu à sa sortie, refeuilleter depuis mais j'ai aussi très envie de le relire car depuis j'ai engrangé d'autres lectures qui lui donnent du coup une coloration différente et plus riche encore
un grand livre magnifique, fort, émouvant

nathalie a dit…

Oui c'est un livre très stimulant, avec un point de vue original. Il complète bien les livres de témoignages directs de survivants. Et très émouvant.

claudialucia a dit…

C'est vrai, tu as raison, c'est L'Ukraine ! mais n'y a- t-il pas un partie de la Pologne intégrée dans l'Ukraine ? Je ne me souviens plus. Mais ces terres de l'Europe de l'Est ont toutes subi de terribles massacres.

dasola a dit…

Bonjour, j'avais ce livre intéressant mais beaucoup trop long et lent. Tant qu'à faire, sur cette époque, je conseille le livre de Philippe Sands, Retour à Lamberg : passionnant. Bonne journée.

nathalie a dit…

J'ai aussi acheté le livre de Sands, mais je ne l'ai pas encore lu. La démarche a l'air très différente.