Pajtim Statovci, La Traversée, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, parution originale 2016, édité en France par Buchet Chastel.
Une traversée multiple.
Au début du livre, Bujar, le héros, qui vient d’arriver en Italie, désespéré et incapable de trouver sa place, se jette sous un véhicule. La suite du roman raconte ce qui précède (une enfance en Albanie, une errance dans un monde où tout n’est que déréliction) et ce qui suit (les tentatives pour vivre à Madrid, à New York, à Helsinki, comme un homme avec un homme ou comme un homme avec une femme ou un peu les deux).
Si tu ne veux rien dire de toi-même à personne, et si tu veux, plus que tout, oublier d’où tu viens, le nettoyer comme la crasse sur ton menton, et mettre autre chose à la place ?
Ce sont toutes ces traversées qui sont au cœur du roman. Celle d’un réfugié, d’un migrant comme on dit fort mal, d’un garçon décidé à fuir la pauvreté de l’Albanie, qui éprouve une honte et une détestation de son pays, rêvant d’un avenir meilleur, enviant les Allemands de l’ex-RDA qui découvrent les joies de la consommation de masse à la chute du mur, alors que l’Albanie semble rester désespérément à la porte de l’Occident. Bujar en vient à cacher sa nationalité réelle, car il comprend qu’il sera plus facile d’être accepté comme turc, italien, espagnol.
C’est aussi un garçon qui s’éloigne et se coupe de ses parents, dans un pays où tout semble aller à vau l’eau, y compris les liens familiaux. Et pourtant Bujar se remémore sans cesse les histoires et les contes que lui racontaient son père, où il était question des mythes virils et de l’identité albanaise. Il rêve de chevaux et d’aigles qui s’entrelacent avec sa propre histoire.
C’est un jeune homme qui se présente tantôt comme un homme tantôt comme une femme, dont l’identité est changeante. Peut-être homosexuel, peut-être trans. Bujar adapte son discours à son interlocuteur, racontant à chaque fois une histoire différente, correspondant aux attentes. Sait-il qui il est ? S’aime-t-il ? Ou veut-il simplement être accepté par ses nouveaux amis et recommencer à chaque fois à zéro ? Ou forme-t-il le vœu, totalement vain, de choisir à chaque fois d’être une nouvelle personne, totalement neuve et délestée de ce passé trop lourd à porter ? Bujar n’est pas très sympathique, mais il est bien malheureux et on serait plutôt enclin à avoir pitié de lui.
C’est le récit d’une descente psychologique, d’une détestation de soi, d’une déchirante traversée intérieure parallèle à l’exil, à la pauvreté, à la mendicité, aux viols, à l’homophobie, où l’identité semble s’enfuir toujours plus loin pour se cacher. Je trouve intéressant que le héros soit désagréable, qu’il semble à la fois déterminé et complètement perdu. Que la traversée en elle-même soit sans fin et que l’on n’arrive jamais sur les rives du Paradis.
Il y a les chansons de Madonna et Le Vieil homme et la mer.
L’écriture m’a paru un peu plate et certains passages ont eu du mal à retenir mon attention, mais l’ensemble constitue néanmoins un roman tout à fait bouleversant. Je note que l’auteur restitue très bien les mentalités collectives des pays traversés, de leur rapport aux pauvres, aux émigrants ou aux femmes, qu’il s’agisse de l’Albanie, de New York ou de la Finlande.
Pieter I Bruegel, La Chute d'Icare, Musées royaux de Bruxelles quand la mort ne laisse qu'une vaguelette sous le soleil. |
Je suis assis dans un gros fauteuil en cuir face à lui et je songe à tout ce que je pourrais lui dire, la vérité et les faits, ce que c’est d’être moi, c’est tout et rien, un cou cassé et des épaules raidies par des muscles durs comme pierre, des palpitations cardiaques quand je pose l’oreille gauche sur mon oreiller, l’impression de ne pas trouver mon pouls, d’être un personnage secondaire de ma propre histoire, de lutter continuellement avec moi-même quand je dois me déplacer d’un lieu à un autre ou parler avec les gens.
Je me souviens avoir plaisanté Passage à l’Est à propos de ce roman « finno-kosovar », mais sur ce blog la Finlande est depuis longtemps à l’honneur. À ce titre, j’ai apprécié la description des Finlandais et de leur si fameuse réserve.
Je note d'ailleurs que le finnois est dépourvu de genre, ce qui doit notablement modifier la lecture d'un tel roman, où le héros se décrit tantôt comme un homme et tantôt comme une femme.
L’auteur est né au Kosovo, mais a grandi en Finlande. Il est finlandais et ce roman (qui n’est pas biographique) ne participe donc pas au mois de l’Europe de l’Est, à qui il adresse cependant un grand « coucou » !
Merci Buchet Chastel et Babelio pour la lecture !
Finlande et Kosovo, ça me disait quelque chose, oui j'ai lu cet auteur!
RépondreSupprimerhttps://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2016/01/mon-chat-yugoslavia.html
Évidemment on croit déchiffrer des terres nouvelles, mais on ne fait que marcher dans tes traces.
SupprimerLe précédent roman me tente beaucoup moins, même pas du tout.
Tsst, voyons, tu es une défricheuse!J'avais bien aimé le premier!
Supprimerj'ai lu il y a longtemps un petit roman biographie écrit par un Albanais, impossible de me souvenir du titre mais je retrouve ici la même problématique de honte par rapport à ce pays cruel et difficile de vivre avec ça
RépondreSupprimerUn rapport compliqué à l'identité pour plusieurs écrivains peut-être.
Supprimertiens tiens! intéressant!
RépondreSupprimerTiens tiens intéressée ?
SupprimerMoi aussi, j'ai au programme des livres d'auteurs dont les racines sont "ici" et les mains d'écrivain "autre part", mais je compte sur la compréhension des organisateurs pour les faire rentrer en catimini...
RépondreSupprimerJ'ai remarqué que ton lien vers mon blog (pour lequel merci) mène vers une page non-existante de ton blog?
Erreur corrigée, merci !
SupprimerJ’aime bien adresser des coucous, surtout si j’en profite pour lire des livres au profil un peu bizarre. C’est l’occasion !
Merci à toi! Oui, les coucous sont une bonne manière de montrer que la littérature connait aussi les métissages!
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