Samir Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde (1492-1750), 2016.
S’agit-il simplement d’expliquer que les Européens se sont approprié les plantes médicinales des Amériques à leur profit ? Pas uniquement. Quelques repères.
Il y a la difficulté des Espagnols débarquant aux Antilles à simplement voir les plantes qu’ils ont sous les yeux, puisqu’ils cherchent des plantes déjà connues (cannelle, poivre par exemple) et qu’il est impossible pour eux de savoir comment considérer ces plantes jamais vues. La difficulté aussi à comprendre le nom que leur donnent les habitants de ces nouvelles terres. Et comment on utilise les taxinomies familières, issues de Pline, pour catégoriser ces plantes ? Il est plus facile de se raccrocher à ce qui est connu plutôt que d’admettre l’inconnu. Le maïs devient du « blé turc ».
Au milieu du XVIe siècle, Cabeza de Vaca ou Oviedo continuent d’évoquer des remèdes américains comme s’ils étaient originaires de l’Ancien Monde – encens, santal – tout en sachant qu’ils en diffèrent.
Et puis jusqu’au XVIIIe siècle, les naturalistes se trouvent principalement en Europe et ils ne font pas le voyage. Les plantes leur arrivent par la description ou le témoignage rapporté de 2e ou 3e main, qu’il faut recouper et interpréter. Ou alors ils reçoivent des graines ou des morceaux d’écorce. Les plantes n’en sont pas encore à traverser l’Atlantique.
Et si jamais une plante est bien repérée pour son caractère médicinal, le trajet est long des forêts du Pérou jusqu’à Séville et jusqu’aux tables de chevet des malades. Elle s’abîme, elle perd ses qualités, elle donne lieu à des contrefaçons – puisque de toute façon personne ne sait à quoi elle ressemble et qu’elle arrive sur nos côtes sous forme d’écorce râpée. Et ensuite, comment acclimater ce nouveau produit aux pratiques de la médecine européenne qui n’ont rien à voir avec celles du Nouveau Monde ?
La recette que propose Monardes ne doit pas seulement combattre un mal, mais aussi permettre au malade de mieux vivre une médication pénible, et d’absorber un produit qui lui est familier. Le matériau brut d’Amérique devient un sirop, c’est-à-dire une forme médicinale typique de l’Ancien Monde, et sa saveur, modifiée par des fruits sucrés, est compatible avec les goûts européens.
On lance des expéditions pour inventorier les plantes, avec des questionnaires et tout et tout, mais c’est excessivement compliqué. Rappel que c’est Humboldt qui a inventé les boîtes de transport pour les plantes. Mais il faut aussi interroger les Indiens sur leurs pratiques médicinales pour apprendre quelles plantes sont intéressantes et comment les utiliser. Sauf qu’ils sont morts par milliers ou ont été déportés dans des régions inconnues, qu’il faut écarter les pratiques relevant de la superstition ou du diable et que les Indiens ne souhaitent pas toujours partager leur précieux savoir. Il faut leur faire confiance, tout en s’en méfiant. Et puis il faut tester les remèdes pour connaître leur réelle efficacité. Cela suppose de les tester sur soi – le métier est dangereux – ou d’avoir à sa disposition des cobayes, esclaves, malades ou prisonniers. Il y a aussi les longs questionnements des médecins qui se trouvent face à une montagne de plantes inconnues et essaient d’échafauder des hypothèses, tout en se débattant avec leurs propres contraintes financières et judiciaires.
Hernández a compris le principe de la formation des mots en nahuatl. Le nom des plantes y associe un radical (coyolli : « palmier »), qui correspond à ce que l’on appellerait un genre, et un préfixe, qui insiste sur les caractères accidentels de l’espèce (icpac- : au-dessus ; quahuitl- : bois, arbre, etc.). Le nom des plantes n’est donc pas une dénomination neutre ; il véhicule une logique taxonomique qui a fasciné Hernández.
(en voilà un qui renonce à Pline et au latin, mais qui ne sera pas imité)
Panneau de bois, L'Île du Brésil avec la coupe du bois de braise, 1550 Musée Antiquités Rouen |
Alors les Indiens fournissent les plantes… mais ce sont les médecins européens qui doivent comprendre les remèdes et déterminer quelle est leur bonne application. Leur savoir doit être requalifié. De toute façon, c’est en Europe qu’arrivent tous les produits de toutes les nations du monde et c’est donc là que peut s’élaborer le savoir qui les englobera dans un même discours.
Et pourtant peu à peu les médecins s’installent à Mexico.
Dans cette histoire, il y a des étapes fondatrices. Si un roi est guéri par l’usage d’une de ces nouvelles plantes, c’est gagné. Il faut que les apothicaires – plus que les médecins – parviennent à transformer un produit végétal fragile en une potion stable qui puisse se conserver et se transporter. Il y a l’aventure du quinquina, seul remède efficace contre les fièvres alors connu, mais dont l’histoire est pleine de rebondissements (1e description botanique fiable seulement au XVIIIe siècle !).
D’herborisations en entretiens auprès des locaux, Jussieu a en effet mené l’essentiel de ces recherches. Il a parlé à des curieux, à des prêtres, aux médecins « fainéants » de Cartagena et même aux « empoisonneurs » que sont pour lui les apothicaires. Mais surtout, il a accordé un grand intérêt au savoir des Indiens et des Noirs.
Il y a les enjeux commerciaux et financiers énormes autour du quinquina, puis de la quinine. Ce produit rend possible au XIXe siècle la conquête du continent africain par les Européens. Sinon, ils seraient restés sur les côtes.
En 1830, l’écorce est commercialisée par les différentes républiques issues des guerres d’indépendance : la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Colombie. L’histoire du quinquina apparaît dans l’imagerie nationale de plusieurs de ces pays. Aux côtés de la vigogne le quinquina orne l’écusson de la république péruvienne.
Il y a aussi les plantes qui n’ont pas été transmises, notamment les herbes abortives, condamnées par le christianisme, mais qui sont quand même connues comme des plantes soignant « des maladies de femmes ». Il y a les plantes catégorisées comme diaboliques, comme le peyotl. Il y a l’ambiguïté des colonisateurs qui condamnent l’utilisation de ces herbes démoniaques, mais exigent de connaître les recettes qui soignent.
Et les poisons dans tout cela ? Il y a aussi les poisons.
L’historien ne s’intéresse pas uniquement à l’appropriation, mais aussi au silence et au secret, aux résistances des colonisés.
Un livre très dense, avec énormément de noms propres entre lesquels il est parfois difficile de se retrouver. Il y a des médecins, des apothicaires, des éditeurs, le réseau des jésuites qui transporte de précieuses graines dans le monde entier, des malades, des naturalistes, des guérisseurs, l’Inquisition, des administrateurs, etc. J’ai conscience de le présenter assez maladroitement, en simplifiant, une longue histoire d’interactions humaines. Par exemple, on mesure mal à quel point l’irruption de ces plantes a obligé la théorie et la pratique de la médecine à se transformer. De façon générale, la découverte d’un « nouveau monde » a obligé un grand nombre d’acteurs à réviser totalement leur théorie.
Détenteurs du pouvoir de poser les questions, les Espagnols implantent ainsi dans les esprits leur définition de la valeur, du médical, du bien, du mal. Avec la diabolisation du tabac ou de la coca, les Indiens apprennent par exemple que leur manière de s’attacher aux choses est mauvaise. Comme un démon qui leur dit quoi faire et quoi s’interdire, la culpabilité et la peur s’immiscent dans leurs interactions quotidiennes.Panneau de bois, L'Île du Brésil avec la coupe du bois de braise, 1550 Musée Antiquités Rouen
Merci Babelio pour la lecture !
Je lis pas mal sur la "découverte" des plantes au fil du temps et par les explorateurs (européens). Ce livre m'a l'air d'être une bonne pioche!
RépondreSupprimerIl complètera très bien tes lectures, mais il est plus difficile à lire que d'autres. J'ai essayé de conserver les lignes directrices générales dans le billet, mais c'est ardu.
SupprimerL'auteur s'est exprimé ici si tu veux te faire une idée (faut passer le début sur la guerre froide) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/une-histoire-des-plantes-medicinales-7304799
cet aller retour entre les indiens et les européens est vraiment intéressant on a appris beaucoup d'eux sans jamais l'avouer ouvertement
RépondreSupprimerQuand j'ai commencé comme infirmière dans les années 70 on utilisait encore la quinine !!
C'est un produit indispensable, il a été perçu comme miraculeux !
SupprimerQue de tentations en ce moment, entre les jardins et les indiens!
RépondreSupprimerDominique s'est réservé le côté jardin et moi les forêts profondes !
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