La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



dimanche 28 août 2011

Il est des gens dont la vie n’est qu’un rond dans l’eau.


Borislav Pekić, L’Homme qui mangeait la mort, traduit du serbo-croate par Mireille Robin, 1e éd. 1988, Marseille, Agone, 2005.

Un court récit, oscillant entre l’histoire et le roman, qui prend place dans les interstices de la Révolution française. L’homme qui occupe les pensées de l’auteur s’appelle Jean-Louis Poppier, greffier du Tribunal révolutionnaire, un des rouages de la machine qui emmène à la guillotine quelques dizaines d’individus chaque jour. Il ne fait rien d’autre que porter les sentences de condamnation à mort sur le registre et de les transmettre à un autre fonctionnaire qui n’a plus qu’à se rendre à la Conciergerie faire l’appel. Quelqu’un d’insignifiant qui n’a rien de remarquable. Mais qui un jour, sans le faire exprès, fait quelque chose de complètement inattendu et mange la mort… mange une condamnation à mort, sauvant par là même une femme inconnue. Les dilemmes moraux commencent ensuite.

Il était, semble-t-il, de taille moyene, ni grand ni petit au point d’attirer sur lui d’attention ; il devait être plutôt maigre que gros, sans doute pas davantage que les gens autour de lui en ces temps de disette. Il était certainement pâle aussi, mais c’était le teint habituel en cette période de terreur, et sans doute taciturne, mais qui se montrait alors volubile, hormis les puissants et les naïfs ?
Ne cherchons pas chez lui de signes particuliers. S’il en avait eu, il aurait été sur la paille de la Conciergerie et non assis derrière un bureau du greffe du Tribunal révolutionnaire.

Anonyme, Les Girondins devant le tribunal révolutionnaire, octobre 1793,
dessin, Paris, musée image RMN

Le narrateur, Borislav Pekić, proclame à plusieurs reprises son désir de retrouver la vérité des faits sous la légende, mais il le fait de telle façon que l’on est plutôt tenter de croire qu’il a tout inventé : les archives ont disparu et seule la « tradition orale » peut être suivie. Il se moque des hagiographes contre-révolutionnaires et des historiens qui ignorent superbement les sans grades mais son écriture ironique fait porter le doute sur son récit. Il s’intéresse surtout à la tempête sous le crâne de Popier, incapable de repérer les lignes claires du bien et du mal, baignant dans la sueur et l’urine. 

Depuis lors, Jean-Louis Popier soustrayait chaque jour une tête à la guillotine. Il ne réfléchissait plus que pour écarter les condamnés qu'il ne pouvait pas prendre en considération, soit parce qu'ils étaient trop connus, soit parce que ce qu'on leur reprochait était trop grave. Pour le reste il se fiait à sa clairvoyance et mangeait la condamnation que son inspiration du moment lui désignait.

Si j’en crois cet article de Philippe Zard, le modèle de Popier est La Buissière, comédien ayant réellement existé, qui a d'abord inspiré le dramaturge Victorien Sardou avec sa pièce Thermidor (1891) et plus tard un personnage du Napoléon d'Abel Gance. 
ADDENDUM : pas "La Buissière" mais "Labussière".

6 commentaires:

  1. Livre et sujet qui sortent des sentiers battus je note cela avec grand intérêt

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  2. Et c'est très court, une grosse nouvelle qui se lit comme rien.

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  3. Un personnage qui a inspiré bien des auteurs.

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  4. et oui, avec sa discrétion, il a fasciné pas mal de monde.

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  5. Non, chère amie, pas La Buissière, mais Labussière ! Merci quand même de ce renvoi à mon article. Et de faire connaître ce récit extraordinaire.
    Bien cordialement, PhZ

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