La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 26 janvier 2011

« Putain Majesté, je croyais que vous ne me le demanderiez jamais. »

Javier Cercas, Anatomie d’un instant, traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić (2009), Arles, Actes Sud, 2010.

Très beau récit, pas un roman, pas un livre d’histoire non plus. Faire mémoire plus qu’histoire. Cercas se penche sur un moment totalement oublié de l’histoire espagnole contemporaine : en février 1981, quelques années après la mort de Franco et alors que la démocratie est encore fragile, un coup d’état militaire se produit et les députés sont pris en otages au Congrès. Il existe une vidéo d’une trentaine de minutes (car les débats étaient filmés) montrant l’irruption des militaires dans l’hémicycle, les députés à terre. Trois hommes ne se couchent pas : Adolfo Suárez, le chef du gouvernement, le général Gutiérrez Mellado et le dirigeant communiste Santiago Carillo.

    Cercas revient sur le coup d’état minute par minute en s’interrogeant sur les causes et les conséquences des gestes de chaque protagoniste. Il fait le portrait de l’Espagne politique de cette époque, passe en revue les différents partis politiques, l’armée, l’Église, les syndicats, le roi. Il mesure l’attachement de chacun de ces acteurs à la dictature, à la monarchie, à la démocratie, leurs ambitions, leurs médiocrités, leur inexpérience. Il fait l’hypothèse qu’en février 1981 une majeure partie du pays souhaitait au fond la fin de cette démocratie brouillonne (inefficace sur le plan économique, impuissante à lutter contre le terrorisme et mal-aimée) pour la mise en place d’un système politique dirigée par une personnalité forte. Les acteurs du coup d’état sont agis par des ambitions diverses, que Cercas tente de détailler. Il montre à quel moment s’effectue le basculement vers l’échec du coup d’état. Dans ce maintien de la démocratie il n’y avait rien d’évident, tout semblant se jouer sur des hasards de téléphone, de parole, de geste, personne n’ayant été réellement héroïque ou vertueux (mais comme le dit Cercas, la politique et l’éthique sont deux choses bien différentes). À part Suárez, centre des interrogations de l’auteur.
   Ce qui distingue ce livre d’un roman, c’est que la part de fiction y est nulle. Mais ce qui le distingue d’un ouvrage historique est tout aussi intéressant. Cercas échafaude des hypothèses pour expliquer les attitudes des uns et des autres, tente de reconstituer leur pensée, il juxtapose les récits contradictoires pour se livrer à un travail de reconstruction. Surtout, il dresse des parallèles et des oppositions entre des individus, répétant les formules et les expressions. C’est finalement par ce travail sur le langage qu’il parvient à créer une ligne historique là où il n’y avait qu’une suite d’événements sans forme ni cohérence.

Tandis que les balles arrachent du plafond des morceaux de plâtre et que tour à tour les sténographes et l’huissier se cachent sous la table et que les sièges engloutissent les députés jusqu’à ce que plus aucun d’entre eux ne soit visible, le vieux général demeure debout sous le feu des sous-officiers, les bras le long du corps et observant les gardes civils insurgés qui ne cessent de tirer. Quant au président Suárez, il retourne lentement vers sa place, s’assoit, s’appuie contre le dossier et reste ainsi, légèrement incliné à droite, seul, statuaire et spectral dans un désert de sièges vides.

Et en plus :

Cet extrait d'un entretien de l'auteur que l'on trouve sur le site de la Quinzaine littéraire.

La vidéo ci-dessus est extraite de la télévision espagnole, où l'on voit les députés interrompus en plein vote, l'instant où le commentateur dit "il y a quelque chose..." et la fusillade qui suit.
Plus étonnant le journal d'Antenne 2 du lendemain où PPDA se réjouit de la solidité de la démocratie espagnole - très troublant après la lecture du livre.


Ce livre fait suite à un précédent ouvrage, Les Soldats de Salamine, qui se penchait lui sur les morts de la guerre civile et la difficile mémoire des crimes et des charniers.

3 commentaires:

Dominique a dit…

Un livre tout à fait particulier, je me réjouis de le livre prochainement, je l'ai acheté pour l'évènement lui même, un moment important pour l'Espagne et pour l'auteur dont "les soldats de Salamine" m'avaient beaucoup plu
je viens de decouvrir votre blog, je vais aller lire tranquillement les autres billets et je sais que je reviendrai

nathalie a dit…

Bienvenue alors...

nathalie a dit…

Aujourd'hui, mercredi 23 février, l'émission Sur les Docks sur France culture (à 17h) est consacrée à ce coup d'état. À écouter sur internet...