La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



dimanche 4 décembre 2011

Ici à l’Est, ils utilisent les échecs pour engourdir les esprits !


Arno Schmidt, Le Cœur de pierre, roman historique de l’an de grâce 1954, traduit de l’allemand par Claude Riehl, 1e éd. 1956, Auch, Tristram, 2002.

Un de mes auteurs favoris, un de mes romans préférés… Tout d’abord une ode aux critiques littéraires. Car si j’ai entendu parler d’Arno Schmidt, il y a quelques années, c’est bien grâce à eux (notamment un article de la Quinzaine littéraire). Aujourd’hui je dois à mon tour donner envie de le lire… je leur tire mon chapeau (je me souviens d’une émission du Masque et la Plume où les animateurs faisaient part de leur perplexité). Comment ont-ils réussi ? Si je pouvais faire aussi bien qu’eux…
Ce livre est totalement déroutant, on ne comprend pas grand-chose aux deux premières pages, puis, peu à peu le sens perce, la magie opère, on se prend à s’attacher au texte. Je me souviens de l’avoir lu pour la première fois, et de m’être dit, au bout d’une centaine de pages, « il faudra que je le relise » et de l’avoir ainsi relu presque aussitôt, à la suite de ma première lecture. Je viens de le relire encore une fois pour vous, pour pouvoir vous en parler.
Arno Schmidt n’est pas un inconnu sur ce blog… Il y a eu déjà un billet sur Alexandre ou qu’est-ce que la vérité ? et un autre sur la littérature allemande en général. Tout ceci étant dit…

(L'intelligence paralyse, affaiblit, entrave ? : vous allez être surpris ! : elle rend vif comme un terrier !!).

Le récit prend place dans l’Allemagne de 1954. Le narrateur, Walter Eggers, arrive dans une petite ville de l’Ouest. On se rend compte qu’il n’est pas là par hasard et il se débrouille pour emménager chez Frieda et Karl. Pourquoi justement eux ? Parce que Frieda est la petite-fille de Jansen, statisticien du royaume de Hanovre au XIXe siècle (oui, oui, il est un peu fou) et que notre héros est un collectionneur maniaque des Almanachs d’État, il passe son temps à corriger, réviser les cartes, topographies et autres tableaux mathématiques. Il espère que la famille aura conservé quelques vieux papiers ou manuscrits. Il ne rechigne pas non plus devant les appâts sensuels de Frieda (ce roman a quelques réjouissantes scènes de sexe). Karl est chauffeur routier, il se rend régulièrement en RDA (le Mur n’est pas encore construit). Ça tombe bien, Eggers envisage de subtiliser un des Almanachs (l’année 1843) conservé dans une bibliothèque de Berlin-Est, qui manque à sa collection. Allez, hop, on monte dans le camion…
Ce livre est totalement irrévérencieux. Rien ne résiste à l’ironie maniaque du narrateur. La politique ouest-allemande, pro militaire, pro catholique, pro nucléaire. La politique est-allemande, tout autant pro militaire et petite-bourgeoise, la misère matérielle des habitants de la RDA. Les références pointilleuses abondent (l’appareil de notes ne les explicite pas suffisamment d’ailleurs) mais sont au service d’une langue qui transforme tout ce qu’elle touche en grand carnaval.

« Du corned-beef allemand » ?: ils s’imaginent peut-être qu’en cuisant pêle-mêle des boyaux et quelques rognures de viande, il en sortira du corned-beef ?! Un jour vous allez avoir des surprises avec votre « Qualité allemande » !! (Des avions à réaction tracèrent un tympan blanc autour du soleil.)

La langue est manipulée, la syntaxe malmenée pour aboutir à un flot de paroles et de pensée. Nous ne sommes pas dans une narration classique mais dans une langue qui met en avant les pensées intérieures, les sensations subjectives et les obsessions du personnage. C’est vivant, ça bouge sans cesse…

La courtepointe gris clair du ciel nocturne. La lampe faisait son O de lumière. Vent se tint coi un moment ; empêtré ; le vert-de-gris de la lune apparaissait de temps à autre au-dessus du mur de haricots.
Le chauffeur était déjà étalé dans l’entrelacs d’osier : chaussettes équivoques, pantoufles largement écartées. (Les talons complètement éculés sur les bords extérieurs : preuve pour la rotondité de la terre).

Portrait d'Arno Schmidt par Jens Rusch, peinture de 1992, image Wikipedia.
Vous pouvez lire des extraits de Coeur de pierre ICI.

9 commentaires:

Alex Mot-à-Mots a dit…

Cela me fait penser à James Joyce. Je me trompe ?

nathalie a dit…

Désolée pour le retard avec lequel je réponds... Je pense qu'il y a un lien oui. Schmidt a lu Joyce à coup sûr, et l'aspect pérégrination dans la langue est un point commun évident. J'ai lu Joyce il y a longtemps donc mon jugement est peut-être faussé mais il me semble que Ulysse est plus difficile à lire.

yuko a dit…

Une lecture inattendue :)

nathalie a dit…

ah... ça ne ressemble à rien d'autre !

David Cazals a dit…

Ah oui, je suis en train de lire Scènes de la vie d'un faune, et ce que vous dites correspond très bien à mon impression : à la fois émerveillé par la langue, les fulgurance, l'ironie, le style et la liberté, et en même temps dérouté par la narration tellement enfouie que j'ai du mal à suivre! Mais c'est une drogue, j'y reviens toujours même si je ne comprends pas grand chose au premier degré. Une idée m'est venue :
j'aimerais l'entendre interpréter par un acteur...

nathalie a dit…

David : oui c'est une bonne idée. Vous décrivez très bien cette langue folle et maîtrisée. Il faut que je me procure ces Scènes, je ne les connais pas encore.

David Cazals a dit…

C'est VOUS qui "décrivez bien cette langue"! J'aime votre blog, j'espère y puiser de bonnes idées de lectures, même si le temps me manque. Merci!

catherine a dit…

Faudra m'y mettre! j'attends l'envie , le désir!

nathalie a dit…

Laisse monter le désir en toi, Cath !