Arno Schmidt, On a marché sur
la Lande, traduit de l’allemand par Claude
Riehl, 1e publication 1960, Auch, Tristram, 2005.
Je crois que c’est mon roman
préféré de Schmidt (mais je suis loin d’avoir tout lu). Pour rappel, mes
billets sur Alexandre ou qu’est-ce que la vérité ? et Cœur de pierre.
Le narrateur, Karl, est un
« bavard de haut style » au langage étourdissant. Il mène pour un
week-end Hertha, sa petite amie, chez sa tante Heete, à la campagne. Rien
d’idyllique malgré les découvertes de chevreuils baguenaudant : tante
Heete, vite devenue TH, est une veuve qui a peur de rester seule, Hertha est
frigide et reproche sans cesse à Karl son désir obscène, Karl aussi a peur de
vieillir, obsédé par les hémorroïdes. On est dans un univers hanté par la
guerre passée et la division de l’Allemagne, la menace nucléaire et les
politiques de réarmement. Mais heureusement Karl le fou ne s’arrête
jamais : pour rompre l’ennui d’Hertha et captiver son imagination, il
raconte une histoire. Celle d’êtres humains installés sur la Lune… Et pendant
le week-end, il raconte la vie, là-haut, des Américains vivant comme ils
peuvent sur la Lune et leur vie grotesque : car toutes les familles ont
emporté avant de partir le même livre, la Bible, la bibliothèque lunaire est
donc quasiment vide. Il n’y a plus de tissu et tout le monde va en maillot de
bain quasi transparent. En revanche la colonie russe possède des chouettes
harfangs apprivoisées et mange du foie de bœuf…
(à propos du sexe)
Professant : « Chez vous les hommes, c’est apparemment 1 point de fusion. : Chez nous les femmes, un vaste intervalle d’amollissement. » : « Oussékta trouvé ce mot ?! ». (Et elle hocha, satisfaite : il en fait une tête, hein, le pauvre mec qui s’excite !)
Ce livre est jouissif. J’ai
retrouvé intact à la relecture ce plaisir jubilatoire toujours renouvelé.
Schmidt parle, parle, sans s’arrêter. Il mime le parler bas-saxon quasi
incompréhensible de la tante, l’érudition pompeuse de Karl, le sabir des Russes
de la Lune, le bruit des machines… c’est un neveu de Rameau !
On prend autant d’intérêt aux
habitants de la Lune qu’à ceux d’Allemagne. Il faut dire qu’absolument tout
nourrit son récit délirant : les questions d’Hertha, les courses dans une
quincaillerie se doublent d’un détail des boîtes de conserve emportées là-haut.
Il raconte en voiture, au lit, en forêt, à la demande de sa compagne, la vie de ceux "là-haut".
« Vièyir, c’eùt pas
biô. » dit-elle posément :
« Eùl mémwâre a dès rateus. – Eùl cheveûs gris, c’eùu pas si grâve ;
cha fét min’me kék’fwas orijinal – » ; (et elle hocha en direction de
ma 46e année : un grand merci, espèce de
muflesse !) : « Cha fét putôt chic, non. Èt doune in=n=èr
"espérimenteu". » (Ici hertha approuva de la tête : manifestement
en réfléchissant à des positions qu’elle ne connaissait pas avant).
Je voudrais rassurer ceux qui
s’effareraient devant cette synthèse délirante. Schmidt retranscrit dans une
même logorrhée les paroles et pensées du narrateur, les parlers spécifiques et
les accents des uns et des autres, dans un rapport joyeux et décomplexé à la
langue. On ne comprend pas tout et c’est normal, seul un fou y parviendrait. Il
suffit souvent de lire à voix haute pour comprendre la tante et son accent
caractéristique. C’est extrêmement facile à lire en réalité et on se prend très
vite au jeu.
« Pourquoi t’é à
spoint=là contre le
"poète" ? » Hertha, étonnée : « Car sinon, à mon
goût, t’es chnéralement un pico trop pour la littérature. » :
« Parce que les Ricains ont envoyé celui qu’il fallait aps ! Un bavard romantique & faille=néhéntt. » (
Ce "fainéant" que nous utilisions tous les deux ; le plus
souvent prononcé à l’anglaise.)…..
Les germanophones iront faire un tour sur le site de la fondation Arno Schmidt.
Auteur énigmatique à mes yeux, j'y viendrai. As-tu lu "Le bavard" de Louis-René Desforêts ?
RépondreSupprimerBonjour Ys ! Oui c'est un auteur inclassable. Je ne connais pas Des Forêts mais ce que je viens d'en lire me semble intéressant, je le note ! merci.
RépondreSupprimerC'est celui ci que j'ai abandonné, 300 pages de ce tonneau, non, pas le temps!
RépondreSupprimerJe crois qu'il faut le lire en partie en haute voix. Celui-ci est un peu difficile car il mêle plusieurs niveaux de récits. Coeur de pierre me semble plus aisé et plus réussi, avec plus d'unité.
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