La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



dimanche 25 août 2013

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature.


Marcel Proust, Le Temps retrouvé, publié en 1927, plusieurs années après la mort de l’auteur.

La 1e fois que je l’ai lu, je me suis dit « ouf, ça y est. » La 2e « Voilà où il voulait en venir ». Donc là, c’était la 3e.
Une partie du volume a été conçue et écrite dès le projet d’origine, l’apparition du massif Sodome et Gomorrhe a entraîné des modifications et Proust occupe ses derniers jours à corriger, ajouter, déplacer, sans trêve, laissant le puzzle inachevé. L’édition s’en ressent : il y a des répétitions et souvent les notes nous disent qu’on n’a pas bien su où placer tel ou tel passage. Proust est mourant et le livre est sous le triple sceau de la mort, de la vieillesse et du temps.


Une grosse première partie est consacrée à la Première guerre mondiale. Comme Mrs Dalloway le roman, récit de nombreuses réceptions, est à l’ombre de la guerre. Il y a là quelques passages bien connus (notamment celui du bombardement de Paris ou des croissants de Madame Verdurin).
Après la guerre, le narrateur revient à Paris et se rend à une réception chez la (nouvelle) princesse de Guermantes. Un peu par hasard, alors qu’il avait renoncé à la littérature, il a la vision de l’œuvre qu’il a à accomplir. Je ne vous l’expliquerai pas aujourd’hui mais cela amène à regarder différemment les volumes que l’on vient d’engloutir.

La grandeur de l’art véritable au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

À cette réception, sont présents tous les personnages de la Recherche (enfin, ceux qui ne sont pas morts) ce qui donne à l’ensemble une petite allure de roman policier à la Agatha Christie. D’autant que le narrateur s’amuse à faire tomber les masques : sous les cheveux blancs et la peau flasque, il est difficile de reconnaître telle ou telle duchesse. Le temps a fait son œuvre et son ancien ennemi est devenu tout sucre tout miel et une bourgeoise grande aristocrate. Il faut encore une fois dépasser les apparences, les habitudes, les paroles, pour trouver la/une vérité. Je dois dire que, pour diverses raisons personnelles, j’ai été très sensible à cette longue évocation de la vieillesse et de la décrépitude qui touche chaque personnage. Par contraste, le narrateur apparaît (comme souvent) un peu cruel et suffisant, pensant qu’il est épargné et pesant chaque ride et faiblesse des autres. Le ton change quand, prenant conscience de l’œuvre qu’il a à écrire, il réalise que son temps à lui aussi est compté et que le livre à venir est à la merci d’un accident ou d’une maladie. Il y a alors des pages émouvantes où Proust décrit presque en direct son état de santé et sa mort à venir. Car en effet, à ce moment, l’effet de confusion entre le narrateur et l’auteur est maximal.

Par ailleurs, ainsi que le remarque Grillon, on découvre que Gilberte et le narrateur ont une lecture commune : La Fille aux yeux d’or de Balzac. On retrouve également François le Champi de Sand qui apparaissait dès le début de l’œuvre.

Le livre se finit sur l’image superbe du duc de Guermantes très âgé, marchant comme sur des échasses tremblotantes, portrait de tous les êtres humains, avançant fragiles dans la vie :

Je venais de comprendre pourquoi le Duc de Guermantes dont j’avais admiré en le regardant assis sur une chaise combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout avait vacillé sur des jambes flageolantes… et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombaient.

Portrait de femme, anonyme fin XVIIIe siècle, musée des Beaux-arts de Lyon. Fragonard, Vieilard à la toque, musée Jacquemart-André, Paris. 

5 commentaires:

Alex Mot-à-Mots a dit…

J'adore ta citation, que je trouve de plus ne plus vraie chaque fois que je lis.

nathalie a dit…

Oui, au départ on peut avoir du mal à être d'accord, mais du point de vue de Proust, c'est tout à fait évident et intéressant. Et pour bien des lecteurs sans doute aussi.

grillon a dit…

Qu'il est beau ce dernier volume ! Le plus beau de la Recherche peut-être. Les descriptions de la vieillesse sont tour à tour tordantes ou touchantes. Sublime !

nathalie a dit…

Oui, il y a une telle accumulation de ces têtes vieillies, qu'on ne sait plus quoi en penser.

fersenette a dit…

un auteur que je devrais bientôt,enfin, aborder ! (challenge)