La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



vendredi 13 septembre 2013

Et au milieu d’une scène d’amour, Lucien fut un homme de parti.


Stendhal, Lucien Leuwen, rédigé en 1834-35, laissé inachevé, publié après la mort de Stendhal.

Lucien est fils d’un riche banquier parisien. Il est républicain mais trouve le peuple bête et vulgaire (la démocratie est ce régime où l’on est contraint à faire sa cour à un épicier et non à un prince). Il a honte de lui-même car il est né riche et voudrait faire quelque chose par lui-même (mais on est après la geste napoléonienne). Il commence par être militaire à Nancy où sa vanité ne lui fait pas que des amis et où ses grands efforts consistent à pénétrer les milieux nobles (et donc loin du pouvoir) de la petite ville et à tomber amoureux. Mais la 2e partie du roman se déroule à Paris, dans les ministères de Louis-Philippe. On y suit l’organisation des élections dans des villes où le candidat du gouvernement n’est pas sûr de passer, où les légitimistes ont un candidat, les ultras aussi, les républicains aussi.

C’était un événement immense, en province, que l’arrivée d’un régiment. Paris n’a aucune idée de cette sensation, ni de bien d’autres. À l’arrivée d’un régiment, le marchand rêve la fortune de son établissement, et la respectable mère de famille l’établissement d’une de ses filles ; il ne s’agit que de plaire aux chalands. La noblesse se dit : « Ce régiment a-t-il des noms ? » Les prêtres : « Tous les soldats ont-ils fait leur première communion ? » Une première communion de cent sujets ferait un bel effet auprès de monseigneur l’évêque. Le peuple des grisettes est agité de sensations moins profondes que celles des ministres du Seigneur, mais peut-être plus vives.
Dessin de Musset, Stendhal en bottes fourrées dansant 
devant la servante d'auberge, Paris, 
bibliothèque de l'Institut, image RMN

Ce roman transgresse totalement l’adage stendhalien « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert ». L’adage est juste (parce qu’il y a des passages lourds) et faux à la fois car le roman donne un panorama saisissant du climat politique de l’époque. Tandis que le gouvernement fait tirer sur les ouvriers, ses préfets se sentent comme des intrus dans les villes les plus « ultra » monarchistes et les élections, avec leurs arrangements, donnent lieu à un vrai suspense. Le siècle est en recomposition et personne n’a vraiment de vue sur ce qui va arriver. Contrairement à Balzac, Stendhal ne s’attache pas aux détails financiers et juridiques, tout va beaucoup plus vite et laisse plus de liberté aux personnages.

Si le personnage de Lucien est agaçant au début, vaniteux, ayant comme vertu principale d’être bon cavalier, son caractère se forme peu à peu, les péripéties le mettent en valeur (bien que sa naïveté paraisse à un moment peu vraisemblable), et on s’y attache vraiment. Aucun personnage n’est réellement positif ou négatif, Stendhal est ironique pour tous, comme il est capable de décrire les sentiments de tout le monde. Mais plusieurs portraits sont très réussis. Plus encore, les rapports entre ces personnages sont finement analysés.

Vers la fin du service, le cœur de Lucien eut un grand sacrifice à faire ; malgré un pantalon blanc de la plus exquise fraîcheur, il fallut se mettre à deux genoux sur la pierre sale de la chapelle des Pénitents.

Le roman est inachevé. Il manque une 3e partie, qui se serait déroulée à Rome. On a surtout l’impression d’une coupure entre Nancy et Paris, et on quitte à regret des personnages auxquels on s’était attaché. Il y a surtout des longueurs, des coupures, que l’auteur n’a pas pu corriger.
Il s’agit d’un roman pour lequel est conservée une importante documentation (notes, brouillons), ce qui est particulièrement intéressant pour comprendre la manière de travailler de Stendhal.



Quelques notes typiquement stendhaliennes : la nécessité pour un jeune homme d’avoir « une grande passion » (avec plus ou moins de sincérité) et un auteur qui  s’adresse à son « lecteur bénévole ».

Je suis donc ravie de ma lecture. Le billet de Grillon. Participation au challenge Stendhal de George.

 C’est bien autre chose. J’aimais, et j’ai été trompé.

6 commentaires:

Lili Galipette a dit…

Je n'ai pas encore lu ce roman, mais la phrase que tu cites en introduction est délicieuse et donne envie !!

claudialucia a dit…

Lu mais il y a tellement longtemps que je n'ai gardé que peu de souvenirs si ce n'est qu'il est inachevé et que cela m'avait paru frustrant.

grillon a dit…

J'ai essayé de relire la seconde partie, mais encore une fois j'ai eu du mal. Trop de blabla politique à mon goût, à mon coeur de midinette ! Cependant je me dis que les magouilles sont du même tabac de nos jours. Je garde un bon souvenir de la partie nancéenne. Tu parles très bien de ce roman, tu le cernes bien, j'admire !
Personnellement je me suis dit : ben heureusement que la troisième partie est passée à la trappe ! Je dois être passée à côté de l'essentiel :-( .

nathalie a dit…

Lili : cette citation est très stendhalienne !
Claudia : pareil, ça s'arrête et ohhh
Grillon : il est claire que la partie à Nancy est bien plus attachante, peut-être plus travaillée, et les personnages secondaires sont plus sympathiques (et moins nombreux). On est tout triste de les quitter ! C'est étonnant ces coupures qui divisent une oeuvre comme ça... mais Stendhal avait prévu un happy end pourtant.

Syl. a dit…

Jamais lu. Mais alors, le livre inachevé n'a pas de fin ?

nathalie a dit…

Et non, ça s'arrête comme ça. Et il y a pas mal de trous dans la 2e partie également.