La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 5 mars 2014

Rien ne nous attachait, ne nous rattachait l’un à l’autre. Du moins le croyais-je.


Didier Éribon, Retour à Reims, 2009.

Une fois n’est pas coutume, un livre relevant du récit sociologique : Didier Éribon raconte son histoire personnelle et familiale, armé de toutes ses compétences de sociologue.
Éribon est un intellectuel gay, qui s’est construit comme tel. Il a théorisé son expérience personnelle de rupture avec sa famille. Mais au lendemain des obsèques de son père, il se rend compte que sa rupture avec sa famille est aussi une fuite sociale : issu d’une famille ouvrière, il s’en est séparé pour passer dans le camp des dominants, prenant soin d’effacer toute trace en lui de cette identité populaire comme une honte à dissimuler. Mais l’humain n’est pas une plante hors sol et se penser comme hors famille est un fantasme.

À quel « nous » appartiendrais-je ? À quel « eux » m’opposerais-je ? Bref, quel serait ma politique ? Ma manière de résister à l’ordre du monde ou bien d’y adhérer ?


Du fait de son expérience de la violence de classe et de l’empreinte laissée par Bourdieu, Éribon est tranché et binaire. Rien n’existe entre les classes populaires et la riche bourgeoisie. Il avoue d’ailleurs avoir eu longtemps une vision naïve des intellectuels : quel trouble le jour où il découvre qu’un intello puisse être sportif ! ou bricoleur !

La force du livre est de ne pas se cantonner au récit de témoignage, mais de disposer d’une réflexion théorique, d’un regard global, permettant d’inscrire l’histoire d’une famille dans des statistiques de société. Difficile de croiser des individus dans ce livre, à part la grand-mère et peut-être la mère. Livre de sociologue qui refuse toute psychanalyse. On devine que c’est en partie à cause des relations difficiles entre psychanalyse et homosexualité.

L’auteur ne se flatte pas. Il insiste sur la honte qu’il a de sa famille, du soin pris à cacher ses origines sociales, de sa volonté pour rompre avec tout ce passé, constatant que la rupture est plus venue de lui que de ses proches. Il ne s’agit pas de faire le portrait d’un self made man ou du récit glorieux d’une ascension réussie, mais l’histoire d’une cassure radicale, volontaire et douloureuse entre deux mondes.

Il cite à deux reprises au moins Annie Ernaux à qui il est difficile de ne pas penser. Ernaux accomplit un véritable d’autofiction, faisant d’un récit de vie une œuvre d’art et une œuvre de langage. Elle travaille précisément sur la langue de chaque monde. Ses livres sont courts, mais je les trouve d’une plus grande violence, car dépouillés de l’appareillage théorique. Sociologue, Éribon inscrit ses parents dans des statistiques, alors qu’Ernaux les individualise fortement par son travail de romancière.



Ce genre de lecture incite fortement à réfléchir à sa propre famille et à son positionnement social. C’est particulièrement le cas quand, comme moi, on lit ce livre alors que la famille a été bouleversée et décapitée par deux deuils. Chacun aurait intérêt sinon à écrire, du moins à réfléchir à son propre récit. Pour ce qui me concerne, être de sexe féminin et venir d’une famille labellisée en grande partie « campagne française authentique ». Les paysans et les ouvriers ne bénéficient pas de la même image ou légitimité dans les discours politiques. Cela doit changer bien des choses, mais Éribon ne traite que son cas et des pans entiers de la société restent dans l’ombre.

L’élimination scolaire passe souvent par l’autoélimination, et par la revendication de celle-ci comme s’il s’agissait d’un choix : la scolarité longue, c’est pour les autres, ceux « qui ont les moyens » et qui se trouvent être les mêmes que ceux à qui « ça plaît ». (…) C’est comme s’il y avait une étanchéité presque totale entre les mondes sociaux. (…) On sait que, ailleurs, il en va autrement, mais se passe dans un univers inaccessible et lointain, et l’on ne se sent donc ni exclu ni même privé de quoi que ce soit lorsqu’on n’a pas accès à ce qui constitue dans ces régions sociales éloignées la règle tout aussi évidente. 
  
Merci Sylvie pour m’avoir prêté ce livre. Photos de Marseille, M&M.

5 commentaires:

Lili Galipette a dit…

Ton billet est bouleversant ! Ce texte n'est pas pour moi, mais bravo pour ton analyse !

nathalie a dit…

Je suppose que cela se sent que je pense à ma propre famille (qui n'a pourtant pas grand-chose à voir avec celle d'Éribon).
Je précise que ce n'est pas un livre difficile à lire, les éléments d'analyse viennent en complément du récit personnel.
Et cette absence de classe moyenne est quand même troublante...

Anonyme a dit…

Je suis entièrement d'accord avec ce que tu dis d'Annie Ernaux, c'est une sociologue du quotidien sans verbiage !

catherine b. a dit…

Pour moi Annie Ernaux est une grande dame.
Je crois que tout être humain effectue des ruptures avec sa propre famille car le monde évolue.
Mes grand-parents n'ont pas vécu comme mes parents et moi je ne vis pas comme eux non plus.
Quelle "giffle" qd j'ai lu "la place". J'avais l'impression qu'elle parlait de moi!

nathalie a dit…

Personne ne vit comme ses parents bien sûr et heureusement.
Ernaux montre une telle finesse d'analyse...