La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mercredi 19 mars 2014

Une moitié du peuple enferme l’autre, cela ne pourra plus durer très longtemps.


Hans Fallada, Seul dans Berlin, traduit de l’allemand par Laurence Courtois, première parution en 1947.

Un roman écrit juste après la guerre, racontant la vie des Berlinois en 1940-42, avec toutes les nuances de courage et de lâcheté.

L’histoire commence en 1940. Les Quangel, couple modeste et tranquille, apprennent la mort de leur fils sur le front. Voilà donc la réalité de la politique d’un Führer jusqu’à présent pas trop mal considéré. Otto et Anna décident de réagir, à leur manière, simple et obstinée, discrète, en évitant les coups d’éclat. Ils vont écrire des cartes avec des messages de révolte qu’ils vont distribuer dans toute la ville.
Il y a aussi la vieille voisine juive, le voisin nazi, le voisin bon à rien et mouchard, la factrice et son mari, l’inspecteur de la Gestapo… L’intérêt du livre réside dans ces portraits et parcours de ceux qui font partie des organisations nazies et veulent s’en retirer, de ceux qui s’accommodent des injustices, de ceux qui en profitent, de ceux qui aident vraiment. Tous ont peur, c’est le point commun d’eux tous, quel que soit leur rôle : peur du parti, peur de mourir, peur des menaces, peur de chuter… car il est impossible d’avoir confiance en quiconque dans ce monde-là.

Dès demain, elle essaiera de savoir comment on peut faire pour quitter le parti sans qu’ils la fichent en camp de concentration. Ça ne va pas être facile, mais peut-être qu’elle va réussir. Et si on ne peut pas faire autrement, elle ira en camp de concentration. Elle aura comme ça un peu expié pour ce que Karleman a fait.


Photographie colorisée, prise de vue du film SA-Mann Brand,
Retraite aux flambeaux des SA, 1933, Berlin, BPK, image RMN
Le roman s’inspire librement d’un couple véritable dont Fallada a eu connaissance. Paru en 1947 dans la zone soviétique de Berlin, il a été censuré pour rendre les personnages plus linéaires. Il fallait bien trancher entre les bourreaux et les héros, pas question d’évoquer des allers et retours. L’édition Denoël s’appuie sur l’édition intégrale allemande de 2011. Il est vrai qu’après tout Otto Quangel apparaît souvent comme un homme buté et peu sympathique, que l’inspecteur de la Gestapo est une figure très intéressante, que tous ceux qui ne veulent aller ni au front ni dans les usines d’armement ne sont pas de courageux résistants, etc. Ce livre montre qu’il y avait une manière de résister au nazisme tout en détaillant la société berlinoise : la façon dont on se débarrasse des indésirables, le rationnement, le couvre-feu, dont il faut surveiller ses mots et ses gestes, les passe-droits des membres du parti et la peur en permanence.


Pendant qu’il cherchait encore dans les étagères, Anna se décida. Elle dit, hésitante : « Est-ce que ce n’est pas trop peu, ce que tu veux faire là, Otto ? »
Il s’interrompit dans sa recherche, encore penché au-dessus du meuble, il tourna la tête vers sa femme. « Que ce soit peu ou beaucoup, Anna, dit-il, s’ils nous y prennent, ça nous coûtera la tête… »


Un gros livre qui se lit comme un feuilleton, impressionnant de virtuosité et d'humanité.




6 commentaires:

Alex Mot-à-Mots a dit…

J'avais lu un roman anonyme sur la même période d'une femme racontant l'arrivée des russes dans Berlin. Un cauchemar.

nathalie a dit…

Entendu parler de ce livre mais Fallada, c'est très différent. Il s'agit de la vie quotidienne et banale dans toute son horreur.

Plum Blossom a dit…

ça fait plusieurs critiques de ce livre que je lis ou entends et j'ai vraiment envie de le lire!
Sinon, version "polar" il y a la "Trilogie berlinoise" et sa suite de Philipp Kerr qui décrit bien aussi cette époque! Tu l'as lue?

nathalie a dit…

Je n'ai pas lu la trilogie, mais je l'ai notée depuis longtemps. L'originalité de Fallada est d'être exactement contemporain des événements.

Lybertaire a dit…

Je viens de lire et chroniquer ce roman impressionnant, et c'est vrai que choisir de ne pas entrer au parti, de ne pas soutenir l'armée nazie, c'était déjà prendre beaucoup de risques ! C'est pour cela qu'il faut résister, lutter, avant de perdre l'ensemble des droits les plus fondamentaux : la liberté de penser, de s'exprimer, de se déplacer, de manifester, de s'organiser. J'ai très envie de lire ses autres romans, car j'ai aimé autant l'histoire, ses visées politiques, que le style littéraire, la construction de la narration.

nathalie a dit…

Ses autres textes ont été (re)publiés récemment en France je crois.