La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



lundi 16 juin 2014

Oh, pas de descriptions : tu n’y entends rien, tu ne sais pas faire mousser.


Une vie dans les Andes, journal de Théodore Ber, édité en 2014 chez Ginkgo.

Voici un récit de vie tout à fait intéressant.
Théodore Ber est un gars de Figeac, doué de quelque instruction, mais surtout autodidacte, parti s’installer au Pérou. À Lima, il enseigne dans des collèges et chez de riches habitants, tâte du journalisme, il revient à Paris pour aider la Commune et repart. Devenu archéologue, il entreprend des campagnes de fouilles en Bolivie et au Pérou, prend des photos, ramasse des crânes et des poteries qu’il essaie de vendre à des musées français. Puis commence une carrière de colon, où il est un peu médecin, un peu administrateur, un peu tout, etc.

Ber a laissé un journal en 13 volumes, le gros livre de chez Ginkgo n’en présentant que des extraits. Ça ne se lit pas comme un roman, mais c’est passionnant ! Les extraits ne se présentent pas par ordre chronologique, mais selon des thématiques, avec à chaque fois une introduction et des notes par Pascal Riviale et Christophe Galinon. C’est un peu frustrant quelquefois, parce que cela produit des trous dans le récit. Mais sinon, c’est très agréable à lire et on comprend mieux toutes les allusions à la réalité péruvienne.

C’est un des privilèges de la forêt vierge de séduire l’homme civilisé. On raffole généralement de cette luxuriante végétation qui semble éternelle sans les alternatives de printemps ou d’automne.

Monolithe, au nord de Puma Puma Punku (Bolivie) avec
Théodore Ber. 1876. Image piquée sur le site du Musée du quai Branly.
Le livre permet d’appréhender la réalité de l’émigration européenne et française au Pérou. Le pays est indépendant depuis 1824, mais essuie tout de même une guerre avec l’Espagne à la fin du siècle. Les gouvernements sont instables et apparaissent médiocres aux yeux de Ber. Celui-ci est toutefois ambivalent. Il n’a de cesse de critiquer la corruption et l’ineptie des politiques péruviens, tout en étant très attaché à l’indépendance de ce jeune pays.

Rien ne saurait du reste peindre la moralité de ces Français que leur engouement pour les quelques numéros du Figaro qui viennent jusqu’ici, on se les arrache. L’esprit gaulois est le même partout une indécence arrangée en calembour, des insultes joyeuses, des blagues sur la liberté, sur le suffrage universel, rien ne sied mieux.

Ce n’est pas toujours facile de comprendre quels sont les gens qu’il rencontre. J’ai eu l’impression qu’il y avait beaucoup d’Européens. Mais apparaissent aussi de riches péruviens et une masse de population pauvre et inculte, pas très bien identifiée. Les Indiens semblent presque absents ou réduits à la misère (et pourtant Ber rappelle des guerres récentes avec eux). Et il y a une importante émigration chinoise, destinée à remplacer les esclaves et traitée comme des animaux. Là encore, Ber est ambivalent. Franchement antisémite, imprégné des thèses racistes sur la configuration des crânes, il n’en juge pas moins beaucoup d’Européens confits dans leur supériorité sociale et n’hésite pas à s’indigner du traitement infligé aux Chinois. C’est un fervent républicain, cherchant malgré tout à défendre l’intérêt collectif et raillant sans cesse l’omniprésente Église catholique.

Le récit des efforts pour défricher les coins de forêt et de la vie des colons est très intéressant. Loin de Lima qui a promis des routes au moment de l’installation des Européens et qui a tout oublié, on peut rester des semaines sans nouvelles du reste du monde. La vie est misérable pour beaucoup et Ber se plaint de la pluie tombant chez lui, du sol dans lequel il s’enfonce, etc.

Porte du Soleil, groupe Kalasasaya (Bolivie). Mission Théodore Ber.
Image piquée sur le site internet du Musée du quai Branly.
Les progrès de la science pouvaient alors dépendre d’hommes comme Ber : désargentés, pleins de bonne volonté et de préjugés, mais curieux et avides de savoir, n’ayant pas peur de cheminer dans les Andes à dos de mule. C’est un second couteau de l’archéologie, moins célèbre que d’autres. Certains de ses objets se trouvent au Musée du Quai Branly ou au Museum of Natural History de la Smithsonian Institution à Washington.

Quelle inconstance dans ma fortune. Je ne puis former le moindre projet à moins que ce ne soit de ne pas en faire.

L’homme est inconstant et maladroit, de bonne volonté mais brouillon, avec un fort tempérament. J’apprécie ce personnage parce qu’en dépit de ces propres préjugés il conserve assez d’intelligence pour constater ses faiblesses, celles des siens et les qualités de ceux qu’il devrait en théorie mépriser. Il est ainsi constamment tiraillé entre des impressions contradictoires et donne un tableau vivant des premières années du Pérou.

Je note l’expression « à la coule » qui me semble une nouveauté en 1879.

Mais ce qui me déplaît d’abandonner c’est ma bibliothèque ! J’en éprouve un chagrin indicible. Cinq cents bouquins aimés, connus, parcourus ligne à ligne, parfois annotés. Quand je songe que je vais être obligé de vendre tout cela, et à quel prix ? Pour le trentième de ce que cela vaut en réalité. J’ai voulu la vendre au Cercle français, mais nos négociants n’y lisent que les romans à la mode : Zola, Guy de Maupassant, Daudet, etc. Je n’en ai pas un seul de ces bijoux. Des dictionnaires en quantité… »


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