Juan José Millás, L’Ordre alphabétique, traduit de
l’espagnol par Jacques Nassif (très fort ce traducteur), paru en 1998, édité en
France aux Éditions du Hasard.
Un livre qui ne ressemble à aucun
autre et qui ouvre des abîmes de réflexions.
Dans la première partie du roman,
le narrateur est adolescent. À l’occasion d’une maladie entraînant une forte
fièvre, il se projette dans un univers parallèle (comme si la vie était une
chaussette que l’on peut retourner) où les livres et plus généralement tous les
écrits disparaissent. Puis certains mots. Puis la lettre R. Que devient la
réalité sans mots pour la nommer ? Tandis que les êtres humains deviennent
un peu plus animaux, la ville se désagrège et se transforme peu à peu en boue.
L’enfant va tenter de sauver la réalité grâce à l’encyclopédie du salon. À
partir de la lettre A, il est possible de reconstruire un univers entier mot à
mot, pièce à pièce.
Une fois dans la rue, je perçus dans la réalité comme un léger décalage impossible à localiser, mais patent : c’était sans doute le prix à payer pour une réalité sans R, une éalité. Nous croisâmes des pesonnes, au lieu de personnes, dont les paupières rigides évoquaient le regard inquiétant de certains reptiles.
Dans la seconde partie, le
narrateur est adulte. Il lit le manuel d’apprentissage de l’anglais de son père,
dans un épisode qui rappelle La
Cantatrice chauve tentant de reconstituer la vie rassurante des
protagonistes du manuel. Il réutilise les phrases toutes faites de la société
de consommation pour se bâtir une réalité. Un peu perdu, c’est encore l’encyclopédie
du salon qui va l’aider à s’y retrouver.
L’adjectif, en dépit de son côté pompeux, me sembla assez insipide, même si, en le mordant, il produisait un bruit excitant, comme une plaque de caramel. Le substantif était incontestablement le roi. Il vous remplissait la bouche de son odeur, avant même qu’on ne commence à le mastiquer et, quand la pression des dents le brisait, il répandait davantage de sucs qu’il ne paraissait en contenir.
P. Flötner, Alphabet en figures humaines, XVIe siècle, gravure, Berlin, BPK, image RMN. |
C’est un livre inclassable,
construit autour du pouvoir des mots et de la langue. Le personnage hésite
entre la réalité des faits et la réalité des mots, réemployant des phrases
toute faites comme autant de phrases clés destinées à rassurer ses
interlocuteurs sur sa normalité.
Je note la scène de l’achat de
mots au marché noir – les substantifs valent plus cher, le saviez-vous ?
Les tigres, cependant, vivaient entourés de tignasses et de tilburys.
J’allai donc voir ce qu’il y avait dans les alentours de jungle et, au lieu de végétation, je trouvai jumelle et jupe.
Le monde alphabétique était très dangereux, parce qu’il était plein de choses
imprévues.
Merci à la libraire de
L’Attrape-mots pour cette lecture.
Ça m'a l'air tout à fait bizarre : ça me plait. J'imagine en effet quel tour de force ce doit être de traduire un tel livre !
RépondreSupprimerC'est bizarre, on est mal à l'aise et c'est très bon !
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