La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 8 mars 2016

Je pousse devant moi des quantités d’amuse-gueules et les broie comme si c’étaient ses os.

David Grossman, Un cheval entre dans un bar, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, parution originale en 2014.

Une très bonne lecture !

Le narrateur assiste au spectacle de stand-up de Dovalé, un comique que l’on ne sent pas si drôle que cela. Le narrateur est un juge à la retraite, il décrit, commente, analyse l’exhibition de Dovalé dont on apprend bientôt que c’est un ancien ami d’enfance. Bien sûr, ce spectacle s’annonce un événement étonnant, à nul autre pareil.

J’étais réticente avant d’ouvrir ce livre, car j’avais retenu de plusieurs critiques que l’auteur avait si bien rendu le ratage de ce spectacle comique que le lecteur avait envie de quitter la salle au plus vite. Ce n’est pas du tout l’impression que j’ai eue.
Bien entendu, Dovaldé est un comique pas très drôle, mais il n’est pas si raté que cela. C’est un professionnel, capable de quelques trucs pour retenir son public. S’il choisit de délibérément saborder son rôle de clown, c’est pour raconter sa vie et plus particulièrement un épisode de sa jeunesse, entre tragédie et grotesque. Et il le fait avec talent. Mais le lecteur lit le récit du narrateur, ce juge qui n’aime pas les stand-up, qui n’aime pas vraiment non plus Dovalé, qui pèse les rires et les ricanements, mesure son appétit et les efforts de l’artiste. Oui, la soirée va être longue.

J’ai la ferme impression que l’artiste roule le public. Et l’instant d’après c’est le public qui l’attire subrepticement dans le piège qu’il s’est tendu à lui-même. L’effet que provoque ce double mouvement les rend, et lui et eux, complices d’une action délictueuse, furtive, évanescente. À présent il distribue les paroles entre les hommes et les femmes et les dirige d’un air extasié, en laissant perler des larmes de crocodile, et presque toute la salle reprend le refrain en chœur.
Ohno Kazuo, 1994, Série The butterfly y dream, photo prise je ne sais plus où.
J’ai apprécié ce dispositif qui met à distance le spectacle et le récit de Dovalé, tout en faisant ressortir la performance de l’artiste. L’ambiguïté du public est la nôtre : sourire, rire, se moquer, éprouver de la pitié, de l’agacement… La parole de Dovalé glisse sans cesse du rire aux larmes, abandonne un fil pour se saisir d’un autre, revient en arrière, se contredit ; elle sautille comme les aléas d’une vie. Le narrateur entré dans la salle comme un bloc en sortira un peu changé, même si on ne sait pas trop comment – car de nombreuses inconnues demeurent à la fin de la lecture.

Une fois de plus, Dovalé fixe un point dans le vide, sont truc le plus sûr. Ses paupières sont à demi fermées, et son visage figé dans une expression de stupeur face au caractère tordu de la nature humaine. Plus il prolonge sa mimique, plus le public rit. Pourtant, ce rire est de nouveau hésitant, décousu. Il me semble qu’une fine pellicule de désespoir s’infiltre dans l’assemblée, qui prend conscience que l’artiste s’obstine à raconter son histoire envers et contre tout.


4 commentaires:

keisha a dit…

Deuxième billet positif que je lis aujourd'hui!!!

nathalie a dit…

J'avais du mal à me faire une opinion d'après les différents avis lus. C'est donc une heureuse surprise.

Alex Mot-à-Mots a dit…

Je n'en avais entendu que du bien sur France culture mais j'hésitais à le lire.

nathalie a dit…

Je n'arrivais pas à me faire une opinion, heureusement qu'on me l'a prêté.