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samedi 26 mars 2016

Le patrimoine s'en va-t-en guerre

En ce moment se tient à la Cité de l’architecture (à Paris) une petite exposition absolument passionnante consacrée au patrimoine pendant la Première guerre mondiale : Le Patrimoine s'en va-t-en guerre.

Une première section est consacrée à la destruction de la cathédrale de Reims par l’armée allemande et à l’utilisation de ce fait dans la propagande anti-allemande. Articles, gravures, romans, expositions, jouets pour enfant, toute la population est la cible de ce discours.



Gravure parue dans l'Illustration montrant le bombardement et l'incendie de la cathédrale de Reims. Cette image a été amplement diffusée et se retrouve notamment sur l'une des faces de ces cubes pour enfants - les autres faces montrant la cathédrale intacte.


Affiche d'une exposition sur le "crime de Reims" où sont présentées des preuves matérielles de la destruction (comme des reliques) et notamment cette très étonnante gargouille : sous l'action des flammes, le plomb de la toiture s'est liquéfié. Le métal en fusion s'est écoulé par la gueule de la gargouille avant de se figer. L'objet est conservé à Reims (palais du Tau).

Sont ensuite présentés des documents émanant d’intellectuels allemands et français, notamment historiens de l’art et critiques d’art, où la culture s’enrôle au service des belligérants.

Cartes postales où les visages des généraux et dirigeants allemands ont été intégrés aux gargouilles les plus célèbres de Notre-Dame de Paris, comme si l'ennemi menaçait directement le ciel parisien.

Petit point : en France comme en Allemagne, l’art médiéval est ressenti comme un art spécifiquement national (au contraire de l’art de la Renaissance qui s’inspire de l’Antiquité et n’aurait rien d’ancré dans le territoire), populaire (car  l'architecture est présumée être un art collectif et que l'on ne connaîtrait pas de noms d’artiste pour le Moyen Âge, ce qui est faux) et donc authentique. Cette reconnaissance s’applique particulièrement aux cathédrales gothiques qui sont des monuments remarquables. Sans surprise, la protection des Monuments historiques s’applique particulièrement aux monuments médiévaux. Une cathédrale gothique, c’est l’âme d’un peuple. 
Dans ces conditions, les historiens, historiens de l'art et archéologues sont parties prenantes de l'affrontement entre les deux pays : de l'Allemagne ou de la France, où a débuté l'architecture gothique ? où l'architecture gothique a son expression la plus achevée ?
En Allemagne, c’est Cologne qui remplit ce rôle (achevée presque au moment de l’unification allemande et de la victoire sur la France). En France, c’est Reims, lieu du sacre des Rois de France.

Cathédrale Saint-Gervais-et-Saint-Protais de Soissons
La Cité de l’architecture est l'héritière du Musée des Monuments français. Ses collections de moulage permettent de présenter une histoire complète (mais avec accent mis sur le Moyen Âge) de la sculpture et architecture française (je vous avais bien dit que les collections de plâtre étaient importantes). Son directeur, Camille Enlart, enrôle les collections dans la guerre. Le musée conserve en effet des moulages d’œuvres qui viennent d’être touchées par les bombardements ennemis. Organisation d'une exposition temporaire et modification des collections permanentes : de petits panneaux sont ajoutés pour signaler les œuvres détruites par les allemands et le musée présente ainsi une histoire des destructions du patrimoine français par les barbares depuis le IIIe siècle jusqu’à 1914. Enlart est porté par un engagement patriotique et anti-allemand et organise également un cycle de conférences dans tout le pays.

L'exposition présente plusieurs vues du musée pendant la guerre où l'on voit les panneaux "Détruits par les Allemands".
C’est à cette époque que l’ange de Reims devient le symbole du martyre de Reims et du pays. Il a été touché par les bombardements et doit être reconstitué (ce qui fait douter de son fameux sourire).
Reconstitution de l'ange proposée en 1916 en assemblant les différents morceaux. On croirait un cliché des studios Harcourt !
La dernière section porte sur une exposition qui s’est tenue en 1916 au musée du Petit Palais (= musée de la ville de Paris) dont voici le titre et l'affiche :

Cette exposition présente le patrimoine martyr, blessé et mutilé, avec une mise en scène des plus expressive, jouant à fond sur le pathos. Certains objets partent même en tournée aux États-Unis pour convaincre ce pays d’entrer en guerre et soutenir la propagande.


Photographie de 1916 de la tête d'une madone de E. Delaplanche (XIXe siècle) provenant de la basilique Notre-Dame de Brebières à Soissons. Les morceaux de la statue sont retenus par un lien, comme s'il s'agissait d'un bandage.
Christ de Revigny-sur-Ornain (Meuse) dont il ne reste que des fragments épars. En 1916 cela renvoie directement à ce que vivent les poilus sur le front où les corps sont démembrés de cette façon.


Photographie de l'exposition de 1916 et reconstitution actuelle : fragments de la statue Tarcisius, martyr chrétien par Falguière (XIXe siècle) dans une mise en scène des plus macabres.


Les reliques du martyre de la France ! À gauche un ciboire traversé par les balles et à droite un livre provenant de la bibliothèque Saint-Joseph de Verdun conservant en son sein un morceau d'obus.

Bien sûr, cette question du patrimoine en guerre et de son instrumentalisation est très actuelle. J'espère que vous êtes convaincus qu'une exposition n'est pas la simple présentation d'oeuvres les unes à côté les autres - il y a un discours derrière l'accrochage.

Pour mémoire, l’exposition des Invalides sur la peinture pendant la Première guerre.


À voir jusqu’au 4 juillet 1016 à la Cité de l’architecture ; l’exposition est avec les collections permanentes, c’est l’occasion de les voir enfin si vous ne connaissez pas.

7 commentaires:

  1. Merci pour la visite et les explications ! :)

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    1. C'est un musée vraiment riche. Et j'ai acheté le catalogue de l'exposition.

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  2. Dommage que je ne puisse pas la voir. C'est très intéressant et d'actualité parce que d'autres monuments sont actuellement détruit à cause des guerres... ( Je viens de lire Palmyre de Paul Veyne qui parle des destructions en Syrie)

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    1. Un des commissaires de l'expo en parle dans une vidéo. Il parle du sac du musée de Bagdad et de Palmyre et d'une exposition italienne sur les destructions opérées sur le patrimoine syrien qui jouait apparemment à fond sur le pathos et l'émotion.

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  3. Réponses
    1. Tu as encore le temps pour y aller (et le dimanche il n'y a personne).

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  4. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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