La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 3 mai 2016

Cette entreprise lui paraissait absurde. D’un romantisme idiot.

Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, illustré de Thierry Vernet, paru en 1963.

En compagnie du peintre Thierry Vernet, Nicolas Bouvier a fait un beau voyage : de la Suisse à la Serbie (qui s’appelait alors la Yougoslavie), la Macédoine, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan jusqu’à l’Inde. Ce voyage n’apparaît plus possible aujourd’hui, mais on est alors en 1953, dans un autre monde.

Je pense à ces clameurs lamentables qui dans les civilisations primitives accompagnaient chaque soir la mort de la lumière, et elles me paraissent tout d’un coup si fondées que je me prépare à entendre dans mon dos toute la ville éclater en sanglots.

C’est un récit de voyage, avec ses pannes de voiture, la soif dans le désert, les rencontres heureuses ou malheureuses, les problèmes d’argent, la maladie, les moustiques, le hasard… Le ton est léger et plein d’humour et pourtant l’auteur est conscient de sa chance et de la richesse de cette expérience. Les voyageurs alternent entre l’ironie, l’amertume, l’émerveillement ou la joie.

Peinture de Thierry Vernet illustrant le livre.
Pour nous, la lecture de ce récit est empreinte de nostalgie (alors qu’il en contient peu) car ce voyage semble irréalisable en 2016. Un voyage presque sans escorte, avec des visas périmés, des postes frontière très cools, dans des pays qui sont pour la plupart dévastés aujourd’hui.
C’est une lecture dépaysante. Si l’on apprécie bien évidemment les diverses anecdotes et les portraits pittoresques, je trouve que Bouvier n’a pas forcé le trait. Les personnes qu’il croise ont traversé les guerres et les empires, mais sont souvent des camionneurs ou des militaires ou des enfants curieux de tout, même si l’administration joue bien sûr un rôle primordial dans ce périple, en étant plus ou moins bienveillante ou curieuse. Les tentatives pour identifier la supposée âme d’un peuple sont heureusement minces, au profit des portraits individuels ou collectifs.

Je retiens le beau portrait d’un hiver à Tabriz en Iran.
  
Camions-mammouths, camions-citadelles, à la mesure du paysage, couverts de décors, d’amulettes de perles bleues, ou d’inscriptions votives : Tavvak’kalto al Allah (c’est moi qui conduis mais Dieu est responsable). À des allures d’animaux de trait ils cheminent, parfois pendant des semaines, vers un bazar perdu, vers un poste militaire, et tout aussi sûrement vers des pannes et des ruptures qui les immobilisent pour plus longtemps encore. Le camion devient alors maison. On le cale, on l’aménage, et l’équipage va vivre le temps qu’il faudra autour de cette épave fixe. Galettes cuites dans la cendre, jeux de cartes, ablutions rituelles ; c’est la caravane qui continue. J’ai vu plusieurs fois de ces monstres désemparés au beau milieu d’un visage ; les poules couvaient à l’ombre des roues, les chattes y faisaient leurs petits.

Peinture de Thierry Vernet illustrant le livre.
Lire le monde pour la Suisse.
L’avis de Marion.

4 commentaires:

  1. ...et ce style !! Il me semble dommage de ne pas préciser que c'est un objet littéraire extrêmement raffiné et abouti ( comme on s'en rend compte dans l'extrait proposé). Pour moi un choc de lecture inoubliable ( je me rappelle où et quand je l'ai lu...il y a dix-huit ans ! ) et un livre que j'ai beaucoup offert autour de moi

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    1. J'ai effectivement du mal à parler de son écriture. C'est très réussi, mais difficile de voir pourquoi. Une certaine simplicité élégante sans doute.

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  2. Dans ma liste à lire; Quant aux voyages irréalisables de nos jours (ou en tout cas bien plus difficiles) oui il y en a plein, j'ai même une liste perso de pays où je voulais aller et... plus maintenant! ou de pays où je suis allée et ... bien moins aisé!

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