Paul-Émile Victor, Banquise, 1939.
Un témoignage exceptionnel sur la
vie au Groenland.
L’auteur raconte son hiver
1936-37 en compagnie d’une famille Esquimaux* vivant sur la côte Est du
Groenland (la partie la plus froide et la moins habitée de cette île immense).
Complètement immergé, il parle esquimau couramment et raconte : la faim,
les courses en traîneau pour chasser ou aller chercher de la nourriture, les
discussions et les négociations pour obtenir un chien, la maladie, les mythes,
les jeux, la vie du quotidien d’une population dont le mode de vie est déjà en
train de disparaître. Victor va vêtu de plusieurs pulls, de plusieurs
pantalons, de gants en peau de phoque – on est avant l’ère du plastique et des
tissus synthétiques. Les Esquimaux mesurent la faim en phoques disponibles, car il y a tellement de façons d’avoir faim – et cette particularité du langage en dit long sur la dureté de leurs conditions de vie.
Une rumeur comme un balancement. Une rumeur à peine perceptible qui vient de si loin, de si profond qu’elle fait mal sous les ongles, mal dans les tempes, mal dans tous les pores de la peau. Une rumeur qui est là-dessous, sous moi, sous le traîneau, sous la glace. Une longue plainte sourde, grave, désespérée : la mer.
Petit point : Banquise est la suite de Boréal (que je n’ai pas lu). Les deux
volumes possèdent apparemment la même introduction et ça ne pose pas vraiment
de problème, mais les premières pages sont du coup un peu déstabilisantes, car
on plonge in medias res, en
l’occurrence dans la maison familiale.
Car on découvre tout. La maison
où vivent 25 personnes et les chiens, la façon de se nourrir et la faim, la
faim, la faim dont souffrent les Esquimaux et Victor avec eux, le scorbut dont
il est atteint, la façon d’atteler les chiens de traineau, l’art d’empiler les
vêtements, la chasse au narval et à l’ours et bien sûr au phoque, voyager sur
la banquise et sentir la mer bousculer la glace, passer à travers, etc. C’est
un univers fascinant, un monde complet, impossible à résumer ici, qui nous
reste à jamais complètement étranger : comment comprendre ces gens qui
sont complètement adaptés à un environnement a priori aussi hostile ? Victor s’y sent merveilleusement
bien, loin du monde et de son bruit, loin de la quête permanente d’argent, car
pendant ce temps, l’Europe sombre lentement dans la folie.
Le Groenland où il aborde est
déjà parcouru depuis un certain temps par les Danois qui ont apporté des
vivres, des fusils et le christianisme. On est aussi à l’époque où on mesure
les crânes à tout va (le mesurage des Esquimaux, c’est quand même particulier).
Victor rend un hommage vibrant à Jean-Baptiste Charcot et souligne que ses
expéditions sont presque entièrement issues de financements privés.
Cela fait du bien de lire ce livre, de s’éloigner au moins un peu de la France contemporaine, et de s’aérer l’esprit.
* Je sais, aujourd’hui on dit « Inuit »,
mais pas dans ces années-là.
Mes chiens arrivent à la hauteur
de ceux de Kristian. Celui-ci, sans lâcher la banquise des yeux, fait claquer
son fouet à gauche de son équipage pendant que j’en autant à la droite du mien
pour éviter une mêlée générale. J’entends les petits cris aigus que Kristian
utilise pour encourager ses chiens. Au coin de mes yeux, les larmes coulent
sous l’effet du vent et du froid.
Quelle vie !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
N’hésitez pas à me raconter vos galères de commentaire (enfin, si vous réussissez à les poster !).