La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 21 février 2017

Je dois vous prier de parler une langue compréhensible.

Jaan Kross, Le Fou du tzar, traduit de l’estonien par Jean-Luc Moreau, parution originale 1978.

Un grand roman historique.

Le narrateur commence à tenir son journal en 1827. Il relate des événements vieux de quelques années et d’autres événements dont il est le témoin contemporain. C’est l’histoire d’Eeva, sa sœur, petite paysanne estonienne, devenue la femme du noble Timo von Bock, d’ascendance allemande. Un Timo qui a passé neuf ans en prison sur ordre du tzar et qui en est sorti avec la réputation d’être fou. Le roman raconte le contexte de cette arrestation et les années de liberté qui suivent.

Et en fin de compte, cela revient – du moins pour ce qui est de la famille – à pardonner toutes les horreurs exprimées par Timo… (Mais en est-il bien ainsi si dans le même temps on continue à garder Timo prisonnier ici ? Peut-être n’est-ce pas du tout le cas…) Pourtant en pratique, le plus sage serait de le supposer… (le serait-ce vraiment ? !) Mais par l’enfer, je suis incapable de rien répondre à mon neveu.

Disons-le, les premières pages sont un peu ardues à lire. Le narrateur va et vient entre les événements du passé et ceux du présent et les personnages sont nombreux (Timo et sa famille, les intendants de domaine, les notables de diverses villes, trois empereurs…). Le lecteur français doit de plus se repérer entre les estoniens, c’est-à-dire le petit peuple, c’est-à-dire pas grand-chose, la noblesse allemande et divers Russes.
Une fois cet effort effectué, ça vaut vraiment le coup. Nous voici en effet parti pour un grand roman russe estonien absolument bouleversant. L’incarcération de Timo a en effet un versant politique, lié à la tyrannie exercée par le tzar. Il est question de constitution, d’abolition du servage et de liberté. Mais le narrateur raconte également une histoire affective : Timo a été déclaré fou – seule la folie excuse ses prétentions politiques – mais peut-être ne l’est-il pas. À moins que l’emprisonnement et les souffrances ne l’aient rendu fou. À moins qu’il ne simule la folie aux yeux de ceux qui le surveillent. Car il n’est libre qu’à moitié : placé sous tutelle, interdit de se déplacer et espionné en permanence par les personnes les plus proches de lui. C’est cette atmosphère malsaine que le narrateur nous décrit au fil des années. Le roman peint l’univers glaçant de la dictature tzariste.
Narrateur d’ailleurs étonnant. À moitié intellectuel, à moitié paysan, aussi à l’aise pour converser en français que pour tuer un loup et en écorcher la peau, il est l’observateur impitoyable de tous, des hésitations, des peurs, des contradictions. Il écrit à deux reprises ne pas aimer sa sœur, de qui il semble pourtant bien proche. À plusieurs reprises, il décrit les événements sans les analyser, laissant le lecteur deviner de lui-même ou hésiter, notamment au sujet de la folie de Timo. On se trouve ainsi dans un univers incertain, inquiétant, bourré d’espions, plein d’aléas, difficile à interpréter.
P. Troubetzkoy, Maquette d'un monument à Alexandre II (l'un des empereurs en cause), 1910, image RMN.
Notons un effet de lecture. Pour nous Français, ce roman est un roman. À la lecture de la postface, on s’aperçoit que presque tous les personnages ont existé et que l’histoire de Timo emprisonné et déclaré fou par ordre de l’empereur est bien réelle. Il est question également de plusieurs intellectuels qui appartiennent à l’histoire de l’Estonie (médecins, savants, linguistes, militaires). Cet univers évoquera quelque chose à ceux qui ont lu Courlande ou L’Homme qui savait la langue des serpents.
J’ai beaucoup aimé me plonger dans cette longue lecture.

Mon impression y a été ce qu’elle est toujours en pareille occasion. Que les choses sont malgré tout plus décolorées, plus petites qu’on ne les imaginait, que le teint et les traits des gens sont en quelque façon plus brouillés que la fois précédente. Alors qu’en même temps ils redeviennent presque comme avant dès que l’on commence à bavarder avec eux.




9 commentaires:

  1. Je suis moins enthousiaste et par exemple, je n'ai pas trouvé ce roman bouleversant. Peu d'émotions et beaucoup de faits et de descriptions qui ne mènent à pas grand(chose. Je n'ai pas eu de mal à situer les personnages en revanche mais je n'ai pas été emportée par le même souffle que toi...

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    1. Il faut reconnaître que le narrateur n'en fait pas des caisses niveau émotions, mais c'est l'ensemble des notations qui produit cet effet, du moins pour moi.

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  2. Comme toi j'ai beaucoup aimé ce titre, mais non pas tant pour sa dimension historique (même si je l'ai trouvée très intéressante) que par la manière dont, avec beaucoup d'habileté, l'auteur fait émerger, par l'intermédiaire d'un narrateur sans flamboyance, la figure bouleversante de Timo, mais pas seulement. Ce Jakob s'avère finalement plus complexe qu'il ne le paraît de prime abord...

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    1. Comme toi, je suis totalement insensible à l'aspect historique, car l'histoire de l'Estonie m'est trop inconnue (c'est un livre qui doit être lu de façon très différente par les Estoniens et par nous, pour qui tout est fiction). Et oui, ce narrateur est une réussite, tu le dis très bien.

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  3. Moi aussi, j'ai beaucoup aimé ce roman, j'ai bien aimé le rythme, les personnages, l'ambiance, une fois qu'on est dedans (et qu'on a passé le début), c'est un régal !

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  4. J'arrive un peu en retard pour cette LC. Mais je laisse quand même un petit mot. J'ai moi aussi beaucoup aimé ce roman. Je partage ton jugement sur l'émotion qui finit par sourdre de cette évocation d'un monde figé par la tyrannie.

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    1. Je m'en vais aller lire ton billet !
      C'est effectivement un roman très sobre, dans un univers apparemment immobile, mais où l'émotion suinte de partout.

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  5. Exact, parfois le narrateur nous laisse choisir...

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