Anne Hébert, Les Fous de Bassan, 1982.
En 1982, le pasteur de Griffin
Creek, un village qui tombe en ruine, se souvient, chargé de remords et de
culpabilité. Dans l’été 1936, il est arrivé quelque chose à Olivia et Nora,
deux adolescentes, jeunes, belles, désirées. Ce qu’il est arrivé, on ne le
saura qu’à la fin, après avoir lu les lettres, journaux intimes, monologues et
souvenirs de divers personnages qui se fraient douloureusement un chemin à
travers leur mémoire.
J’ai eu quinze ans hier, le 14 juillet. Je suis une fille de l’été, pleine de lueurs vives, de la tête aux pieds. Mon visage, mes bras, mes jambes, mon ventre avec sa petite fourrure rousse, mes aisselles rousses, mon odeur rousse, mes cheveux auburn, le cœur de mes os, la voix de mon silence, j’habite le soleil comme une seconde peau.
Quel livre magnifique ! Le
récit fragmenté, avec ses divers narrateurs, tous s’exprimant par allusions et répugnant
à certains souvenirs, ne se donne pas facilement. Au lecteur d’avancer, entre
les jumelles et les cousines, l’oncle et le cousin, de se repérer entre le soir
de la tempête et celui de la danse, entre le soir fatidique et un autre jour.
Et moi, Stevens Brown, je regarde la mer, comme si je ne l’avais jamais vue. Dans cette eau qui moutonne, dont chaque vague moutonne et crépite, pareille à des balles de fusil, mille balles de fusil lâchées ensemble, une muraille crépitante qui se forme, monte, atteint son sommet, s’affaisse aussitôt, écumante sur le sable, mourante sur le sable, en un petit filet d’écume, tel un crachat blanc.
Dans ce petit village, où tout le
monde se connaît, où les interdits sociaux et religieux règnent en maître, pas
question de laisser la moindre émotion transparaître. Les hommes dominent les
femmes, les prennent, les battent, les abandonnent ou les enferment. Elles peuvent
s’approprier peu de choses, une heure tôt le matin quand les autres dorment,
les enfants quand ils sont petits, quelques actes innocents. Olivia et Nora
sont jeunes et belles, elles suscitent tous les désirs, mais elles-mêmes sont
parfaitement conscientes de leur envie de connaître l’amour et/ou la sexualité.
Bien sûr, il n’est pas question d’exprimer quoi que ce soit, mais l’air, le
vent, le soleil, toute la nature porte cette folle envie de sensualité, dont il
faut se méfier. Les voilà toutes les deux au centre de tous les regards, entre
ceux qu’elles se disputent, ceux qui voudraient leur mettre la main dessus,
ceux qui veulent les enfermer et tous les conseils de prudence des mères et des
grands-mères.
Les désirs, les terreurs, les
envies de brutalité, tout doit être ignoré et tu, tout advient au milieu des
cris des fous de Bassan qui plongent sans cesse dans la mer.
C’est encore une relecture (le premier billet est ici). Il faut dire que ce roman se dévore, tant on a hâte de
se diriger vers le point culminant de la tension, vers le récit des événements,
autour duquel chacun tourne et se détourne, et le risque est grand de passer à
côté de la langue. La première fois, j’avais eu la sensation d’aller beaucoup
trop vite et de passer à côté de la beauté terrible du roman.
Avant que ne surgisse le moindre
rayon à l’horizon, alors que la nuit n’est déjà plus tout à fait la nuit,
devient blême et poisseuse, adhère à nos vêtements, son mufle glacé sur nos
épaules, nous nous asseyons sur un rocher, ma grand-mère, Olivia et moi, serrées
les unes contre les autres. En attente de la lumière. L’heure blafarde nous
surprend comme une grappe d’algues visqueuses, collées au rocher, pénétrées
jusqu’aux os de l’humeur même de la nuit.
L’avis d’Anne.
Québec en novembre sur tous les blogs.
Tu me rappelles qu'il faut que je finisse par découvrir ce titre
RépondreSupprimerEt moi que je songe à lire d'autres titres de cette auteure.
SupprimerIl me semble avoir déjà noté ce roman quelque part lors d'un précédent Québec en novembre (peut-être grâce à la chronique d'Anne justement ?) mais je n'ai pas souvenir d'en avoir lu un aussi beau billet ! je vais immédiatement faire remonter le titre dans ma liste d'envies !
RépondreSupprimerPS : C'est moi ou il y a un soupçon de Woolf dans l'écriture d'Anne Hébert ici ?
Alors moi ça fait déjà deux fois que j'en parle (je relis et je radote beaucoup).
SupprimerPour Woolf, je n'y ai absolument pas pensé à la lecture. Mais il est vrai que l'écriture peut être très fragmentée et allusive (il nous en manque un bout, peut-on dire) et mettre fortement en avant les couleurs, les odeurs, les impressions, donc ça me paraît une bonne piste !
Oui je relis ma citation sur la vague et forcément on y pense... Il y en aussi sur le vent qui doivent en approcher.
SupprimerTotale découverte pour moi et je vais essayer de e pas l'oublier pour l'année prochaine
RépondreSupprimerJe soutiens ce projet !
SupprimerJe les ai vus les Fous de Bassan de l'île de Bonaventure !
RépondreSupprimerMoi aussi ! Impressionnant toute cette colonie.
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